Le Grand Swann en aura vu des belles, des vertes et des pas mûres. Le Grand Swann, c'est le platane centenaire au fond du jardin, dans la nouvelle bande dessinée de Catherine Meurisse. Depuis les trente dernières années, il a surpris quantité de digitales s'acoquiner avec des lupins, sans parler des arums et des tulipes ; il a vu un concert de musique roumaine faire frissonner tout un village et surtout deux petites filles s'ouvrir au monde et à l'art sous son feuillage enveloppant. Les Grands Espaces sont une authentique ode à la nature. En feuilletant les pages, les hautes herbes y bruissent presque sous le vent, et pour un peu, le parfum des roses viendrait nous chatouiller le nez. Mais avant de se retrouver au beau milieu de ces vibrations florales, il faut avoir franchi une « porte spéciale ». Celle esquissée sur les murs de l'appartement parisien de la dessinatrice au début de l'histoire, celle qui s'ouvre sur la campagne de son enfance, peuplée d'agneaux salissants, d'oies fourbes, de bottes de paille dodues et d'artistes enchanteurs.
LA GRÂCE DE LA POSTMODERNITÉ EN CAMPAGNE
Catherine Meurisse a sept ans quand sa famille s'installe dans un hameau des Deux-Sèvres. Après des années passées à Niort, ses parents amorcent leur retour à la terre en rachetant et retapant une ferme abandonnée. Pour les deux filles du couple, ce nouvel environnement est une aubaine : l'heure est vite à l'exploration de ce vaste nouveau monde. À travers champs, plongées dans les trous, perchées dans les arbres, calées à l'ombre de la bétonnière, la campagne dévoile ses multiples atours aux aventurières. Découverte d'un langage autochtone ( « Kétokolék'cheu ? » ), de vestiges immémoriaux (bouses séchées et tonnes de clous rouillés), d'animaux complices (ah, le regard si familier des boucs), de mœurs traditionnelles (ah, l'activation des maisonnées autour de la fabrication du boudin), et même, d'un horizon tout tracé (ah, l'élégance des perspectives électriques). Car « les grands espaces » dépeints dans la bande dessinée sont loin d'être tous idylliques : les mille nuances du jardin familial contrastent avec les aplats des champs de colza voisins ; le parfum des fleurs est souvent défié par des émanations d'engrais un peu trop organiques ; quant à la blondeur des pierres de la jolie ferme, elle jure avec la palette bicolore de lotissements qui prolifèrent alors comme des champignons. Nous sommes au milieu des années 1980 dans une campagne en pleine mutation : la chimie, la mécanisation, le marketing et « le roman du roman » (le doux nom donné au « remembrement »*) sont en train de transformer les territoires ruraux et de complexifier leurs paysages et leurs temporalités, sous les yeux grand ouverts d'une petite fille à l'affût.
LA CAPTURE DU TEMPS DES PRAIRIES
La dessinatrice en herbe passe des heures à regarder, toucher et écouter ce qui l'entoure. Elle se montre sensible aux pierres, à la mémoire qu'elles renferment comme à la chaleur que les murs emmagasinent au soleil et qu'ils restituent dès que sa joue s'y colle. Elle se montre tout aussi réceptive à l'écorce râpeuse de l'ancêtre de la propriété, le Grand Swann, qu'elle enlace avec bonheur. Et petit à petit, elle prend crayons et pinceaux pour rendre le déhanché de la statuaire maison (un nain de jardin) ou les couleurs de paysages idéalisés. Autant d'attentions portées aux matières et aux sensations auraient pu lui ouvrir une destinée entièrement vouée à l'architecture... Et pourtant, pas du tout. L'esprit taquin de la fillette devenue grande a surtout retenu les discours oiseux des architectes et des édiles croisés dans son enfance. Car le territoire de l'Ouest qui l'a vu grandir constitue aussi, à la fin des années 1980, un terreau idéal pour faire pousser divers parcs de loisirs. En 1987, l'avenir plus tout à fait radieux se fait piéger au Futuroscope et vient se diffracter sur les pavillons à facettes conçus par Denis Laming sous le patronage de René Monory. En 1989, le passé se fait lui aussi séquestrer au Puy du Fou, dans un château rendu à la vie, mais copyrighté par Philippe de Villiers. Puis, un peu plus tard, c'est une eau limpide que l'on tente d'isoler d'un « plan d'eau » devenu trouble, dans un dispositif de « baignade flottante » pas complètement au point, défendu par un fringant Patrick Bouchain chaperonné par Ségolène Royal. La caricature d'une époque où tout bascule est mordante à souhait, et souligne, avec une juste ironie, combien les architectes ne sont jamais les derniers à participer à la théâtralisation abusive de ce qui nous environne.
DES ÉCHAPPÉES DE SOLEIL
Au fil des saisons, Catherine Meurisse est devenue illustratrice et caricaturiste. Après un passage en fac de lettres, à l'École Estienne et aux Arts-Déco, elle rejoint pendant dix ans la rédaction de Charlie Hebdo. Sa dernière bande dessinée retrace son apprentissage de la beauté, de la peinture, de la sculpture, du dessin. Son « autobiographie botanique » , comme elle l'appelle, raconte comment son trait et son être se sont nourris des lieux de sa jeunesse - et en creux, comment ils l'aident à se ressourcer après les chahuts que nous connaissons.
Les Grands Espaces sont traversés, d'un bout à l'autre, d'une interrogation sur le temps qui passe, sur ce qui nous précède et sur ce qui nous survit.
Retrouvant son paradis originel, le jardin de famille ceint de vieux murs, la dessinatrice engage une conversation avec des guides de toutes natures : sa sœur et ses amours naissantes des belles-lettres ; son nain de jardin, confident des premiers émois ; les écrits inspirants de Pierre Loti ou de Marcel Proust ; les déliés buissonniers de Fragonard ou de Corot jusqu'à un mystérieux orme sagement contemplatif. Mais bien avant eux, l'album esquisse la silhouette de son plus solide fondement : la confiance dans les continuités heureuses portée par ses parents. Sa mère est encline aux boutures de classiques ( « Tu te rends compte ? Montaigne l'a respiré, il a porté ses yeux dessus quand il a écrit ses Essais . Alors ça, ça me bouleverse » ), et son père, sensible aux symboles de constance ( « J'aime les vieux murs. Il me semble qu'ils me protègent, qu'ils assurent un peu notre existence… C'est sans doute parce que la persistance des choses arrive à nous leurrer sur notre propre stabilité, notre propre durée. » ) Avec son installation à la campagne, ce couple attendrissant a comme accroché à la terre ses deux filles et les a dotées d'une imagination naturellement fertile. Isabelle Merlet, la coloriste l'a bien senti : le vert frais des arbres et les teintes dorées du ciel et des champs illuminent les pages de l'album. Ils révèlent le regain à l'œuvre. * Le « remembrement » est le regroupement de parcelles agricoles en vue d'une exploitation plus rationnelle des sols.
► Lire « La campagne, au plus près» - entretien avec Catherine Meurisse
► Article paru dans Architectures À Vivre 107 spécial Maisons particulières