Voilà déjà quelques années que les architectes se sont épris de ruralité. Il y a vingt ans, les territoires agricoles devenaient un sujet intello, grâce aux cochons bien roses de « Pig City » qui gadouillaient en bandes organisées dans les prospectives paradoxales de MVRDV (+). L’exercice, effrayant, avait le mérite de faire réfléchir à la consommation d’espace induite par l’exigence croissante de viande bio. Depuis, la campagne semble avoir gagné en pouvoir d’attraction ce qu’elle a perdu en distance critique. Dans les travaux d’étudiants d’aujourd’hui, des presque lotissements en sortie de bourg ont allègrement remplacé les résidences d’artistes de leurs prédécesseurs. Si ces programmes signalent un intérêt salutaire pour les questions d’étalement urbain, ils n’en sont pas moins désajustés des situations locales, de leurs nécessités comme de leurs richesses. Que les concepteurs se plongent donc dans Les Grands Espaces de Catherine Meurisse : ils y verront comment une habitante de ces lieux a vécu la mutation des territoires ruraux dans les années 1980 et y découvriront notamment comment ces derniers sont régulièrement soumis à des projections architecturales un tantinet décalées. En plaçant leur regard à un mètre vingt à peu près, comme les y invite la dessinatrice, ils changeraient de perspective. À cette hauteur, les murs de pierre, les plantes et les fleurs, les affiches, les lignes électriques revêtent un sens autre que pour les « grands », à la fois plus tangible et plus émouvant. La présentation de la BD est à découvrir dans le dernier Architectures à vivre.
_________
Architectures à vivre : Votre bande dessinée raconte la campagne de votre enfance. Vous montrez des territoires plus tout à fait naturels, pas encore tout à fait artificiels. Au-delà de la quête personnelle ou existentielle que la BD incarne, qu’apporte la hauteur à vue d’enfant ou cette présence du « je » à la description des transformations de la campagne et de la mécanisation de l’agriculture ?
Catherine Meurisse : Il me semble que ce « je » enfantin, qui n’est pas encore dans le jugement, invite à se souvenir de notre naïveté et de notre capacité d’émerveillement face à la nature. Écarquiller les yeux devant les transformations de la campagne, prendre le temps d’observer une ligne haute tension ou un champ desséché par la chimie, c’est laisser de la place à la rêverie comme à l’esprit critique, et il me semble que plus on se ménage un espace de rêverie, plus on s’arme pour faire face à la désolation. Cela peut paraître paradoxal, la rêverie étant souvent associée à la fragilité. Mais il me semble pourtant que s’octroyer des moments et des espaces pour la contemplation, l’observation, le déploiement de l’imaginaire, aide à se constituer une enveloppe solide et à vivre la vie les pieds bien sur terre.
A.À.V. : Dans la bande dessinée, on croise quelques architectes, dont un certain Patrick Bouchain, qui vient inaugurer une piscine flottante sur un plan d’eau de la région. Le projet, l’« argyronète », est réalisé dans les années 2000, et votre histoire se déroule fin des années 1980. Y aurait-il une compression du temps pour raison narrative ?
C.M. : Vous avez l'œil. Il s'agit en effet de la piscine de Bouchain et d'une compression du temps pour… faire rire le lecteur ! Tout est vrai dans Les Grands espaces, mais, par endroit, j'ai menti quelque peu sur la chronologie, afin que mon récit soit rythmé et qu'il serve mon propos. Ainsi, le personnage « Catherine enfant » a 7-10 ans pendant tout l'album. Je ne souhaitais pas le faire grandir, pour que l'on reste avec lui concentré dans une bulle de nature et de rêverie.
En réalité, j'ai assisté à l'inauguration de la piscine de Bouchain en 2006. J'avais 26 ans. Je faisais à l'époque un reportage dessiné sur la ruralité pour Charlie Hebdo. C'était troublant de revenir sur les lieux de mon enfance – en l'occurrence le plan d'eau d'un village, où la fameuse piscine a été inaugurée – et d'observer ce qui s'y tramait, journaliste silencieuse, carnet de croquis en main. Les adultes – des politiques, des architectes – avaient remplacé les copains d'enfance, tout le monde était très sérieux, personne ne jouait au tape-cul ou au pédalo en culotte courte. J'ai fait mon reportage pour Charlie en l'axant sur Ségolène Royal, actualité politique oblige. Mais je n'ai jamais oublié mes impressions d'ex-petite fille ce jour-là. C'est cette impression que je remets en scène dans mon album, afin d'illustrer mon propos sur la tentation qu'a parfois la campagne d'imiter la ville.
A.À.V. : Pourquoi le choix du crayon pour dessiner la campagne ? Se prêterait-il mieux à ces espaces ?
C.M. : Je dessine depuis plusieurs années à la plume et à l'encre de Chine, c'est mon outil de prédilection dans l'exercice du dessin de presse. Pour Les Grands espaces, j'ai troqué la plume pour le crayon, pour deux raisons. D'abord parce que les événements survenus en 2015 (l'attentat contre Charlie) m'ont fait changer de direction artistique et aspirer au changement ; j'ai quitté le journal il y a deux ans et ne produis plus de dessin politique. Ensuite, parce qu'il me semblait que le crayon pouvait mieux rendre compte de la sensualité de la nature, des écorces, de la roche, du feuillage. Le crayon impose une certaine lenteur d'exécution, les traces qu'on laisse par mégarde en passant la paume sur son dessin peuvent créer des matières intéressantes. Les valeurs de gris sont plus subtiles.
A.À.V. : La mise en couleur est réalisée par Isabelle Merlet. Le rendu est très lumineux, avec des teintes assez dorées. Mais il n’y a étonnamment jamais de pluie dans l’histoire…
C.M. : Il n'y a en effet dans l'album ni pluie ni ruisseau ni fleuve (excepté l'étang de Bouchain, qui ressemble plutôt à une flaque). De la même manière, il n'y a ni automne ni hiver. Et pourtant, j'aime la pluie, j'aime toutes les saisons, j'aime en fin de compte tout ce que propose la nature, car… « c'est naturel », tout simplement. Néanmoins, le souvenir que j'ai de mon enfance est d'abord un souvenir de lumière sur la pierre calcaire. C'est d'ailleurs comme cela que débute l'album. En arrivant à la campagne, je n'ai vu ni arbres centenaires, ni bocage humide, ni forêts profondes, j'ai vu de la caillasse, des fossiles dans la terre et des vieux murs parfaitement taillés. Ce qui m'a plu immédiatement. C'est avec cette lumière dorée en tête que j'ai déroulé mon récit. Il n'a pas été difficile de me faire comprendre de ma coloriste, la formidable Isabelle Merlet, car celle-ci vit en Aquitaine. La lumière de Bordeaux est semblable à celle des Deux-Sèvres, ces contrées sont voisines. Je lui ai fourni des photos de la maison de mon enfance, de chemins creux, de haies, de labours et des lignes haute-tension alentour. J'ai complété cette documentation par une sélection de peintures classiques, romantiques et préromantiques : Poussin, Watteau, Fragonard, Hubert Robert, Girodet, Corot… Elle m'envoyait épisodiquement des séquences de ma BD colorées, et nous discutions de son travail. C'était très excitant de la laisser chercher le vert intense du printemps. Qu'elle a trouvé en passant mon trait en couleur, parfois en vert, parfois en bleu foncé. Isabelle Merlet est une orfèvre en la matière. Son travail m'a émerveillée.
A.À.V. : Quels retours avez-vous, de la part des lecteurs, sur la campagne des années 1980 que vous dépeignez ? Avez-vous relevé des différences marquantes entre des visions d'urbains et de ruraux ?
C.M. : Les lecteurs urbains s'excusent toujours de ne pas avoir grandi à la campagne, quand les ruraux éclatent de joie en me citant le nom de leur village, surtout quand il se situe non loin du mien. J'ai été étonnée de constater que beaucoup de gens ont souffert et souffrent encore de la détérioration des sols et des paysages, quand je pensais naïvement que mes parents, dans les années 1980, étaient les seuls à en souffrir. Enfant, je ne me souviens pas avoir rencontré beaucoup de gens en colère contre le remembrement ou la pollution. Ils existaient certainement, mais je ne les voyais pas. Ou peut-être ma région de naissance n'était-elle pas une grande résistante, contrairement au Larzac ou au bocage nantais ? En ce qui me concerne, c'est à Paris, en entrant à Charlie Hebdo, que j'ai entendu des discours écolo militants qui faisaient écho à ceux de mes parents.
Je ne suis pas du tout régionaliste, mais j'ai l'impression de m'être réconciliée avec ma région, pourtant si maltraitée par l'agriculture productiviste. Si elle disparaît, si le glyphosate ou le Cruiser ont raison d'elle, au moins il en restera un petit morceau vivant et en bonne santé dans Les Grands espaces.