Plus que quelques mois… En novembre prochain, en Californie, des robots hyperperformants seront déclarés illégaux. Ils seront « retirés » pour avoir massacré des hommes. Que les grands angoissés se rassurent, c'est seulement le synopsis du tout premier Blade Runner sorti sur les écrans en 1982 et dont l'intrigue se déroule en 2019. Depuis le film, la silhouette de Los Angeles ne s'est pas hérissée de cheminées de raffineries de pétrole, son ciel n'est pas sillonné par des voitures-navettes et ses rues ne sont pas saturées de néons et de brumes obscures - même si l'organisation spatiale de la ville suit des logiques ségrégatives qui n'augurent pas forcément du meilleur1. Mais justement, si le scénario de Ridley Scott inspiré du roman de Philip K. Dick2 ne s'est pas déroulé exactement comme prévu, peut-être recèle-t-il de précieuses ressources pour éviter tout désastre. Telle est l'hypothèse vivifiante avancée par Yannick Rumpala dans son ouvrage Hors des décombres du monde . D'après le chercheur, découvrir si les récits de science-fiction se réalisent ou non ne représente qu'une infime partie de leur intérêt : à y regarder de plus près, ces fictions formalisent quantité de craintes et de solutions aux problèmes bien réels que nous rencontrons.
LA FIN DES TEMPS, ET APRÈS ?
Une météorite, un virus, une glaciation soudaine, une manipulation génétique incontrôlée ou une petite apocalypse nucléaire pour samedi ? La panoplie des accidents est désormais bien garnie pour animer nos soirées. Que nos yeux soient attirés par un livre ou un écran, la catastrophe s'est confortablement installée dans nos salons. Les dystopies, ces fictions à tonalité sombre, connaissent ainsi un essor massif depuis le début du nouveau millénaire. En analysant les œuvres de science-fiction, Yannick Rumpala capture l'esprit du temps qui passe. Dans les années 1950, s'épanouissent des récits plutôt confiants dans les possibilités technologiques, nourris et nourrissant des rêves d'odyssée spatiale. Mais assez vite, les futurs imaginés distordent « le grand récit du Progrès » en exhibant les conséquences impensées de la société moderne : dans les années 1970, se multiplient des utopies critiques ; dans les années 1980, émergent le cyberpunk (des univers ravagés par un développement technologique sans vergogne) et le steampunk (des univers restés aux temps des machines à vapeur), avant que les années 2000 ne voient déferler un déluge de récits mettant en spectacle rien moins que l'effondrement généralisé. Les catastrophes font partie du schéma narratif du genre, mais le politologue note que les issues heureuses se font tout de même plus rares dans les histoires récentes. Les personnages en proie au réchauffement climatique n'auraient désormais plus grand espoir de revoir un monde apaisé. Pour conjurer la menace et le haut risque en pessimisme définitif, un nouveau sous-genre, le solarpunk, tente depuis peu de présenter des futurs plus équitables, mâtinés de technologies solaires et de végétation luxuriante.
LABORATOIRE DE FUTURS POSSIBLES
Les récits d'anticipation ont le grand avantage de nous donner à voir les générations futures évoluer dans les paysages que nous leur léguerons. Ainsi envisagées, ces projections s'apparentent, selon le chercheur, à des exercices de « théorie politique appliquée » . De ce point de vue, deux traits saillants lui sautent aux yeux : tout d'abord, en dehors des collisions avec des astéroïdes, la plupart des catastrophes simulées sont d'origine humaine, et ensuite, les personnages ne cèdent pas au fatalisme mais tentent de reprendre leur destin en main - faute de quoi, les histoires manqueraient cruellement de suspense... Autrement dit, l'espoir ou la quête d'un mieux reste le carburant (naturel) de ces fictions, aussi tragiques soient-elles. La pénurie en eau, la sécession des riches ou la disparition du crime représentent autant d'hypothèses ou d' « expériences de pensée » d'une vie en société : les personnages expérimentent sous nos yeux des conditions de vie en commun, liées à des modes de fonctionnement énergétiques ou relationnels différents. « Si l'espèce humaine est capable de détruire la planète, est-elle aussi capable de la préserver ? », interroge le chercheur. Dans cette veine, il identifie six « lignes de fuite » susceptibles d'alimenter la réflexion collective : « l'abstention technologique » , le cantonnement volontaire aux techniques juste nécessaires ; « la frugalité autogérée » , un choix de vie libertaire et coopératif ; « la sécession arcadienne » , une société autonome renonçant à la croissance ; « l'abondance automatisée » , une maîtrise des problèmes énergétiques par la technologie ; « le conservationnisme autoritaire » , des expériences un peu radicales pointant la tendance des hommes à faire valoir leur exceptionnalité et « la spiritualité naturelle » , une connexion sensible entre tous les êtres vivants, proche de l'animisme.
L'ARCHITECTURE, POUR LE MEILLEUR OU POUR LE PIRE !
Dans ces histoires, les cadres bâtis sont bien plus que des décors : ils incarnent l'environnement social et politique des expériences vécues. L'architecture conjuguée au futur participe plutôt de l'artificialisation du monde. Dans le cyberpunk en particulier, les villes y sont volontiers tentaculaires, encombrées, stratifiées socialement quand elles ne sont pas parsemées d'infrastructures déglinguées. Parfois, une cabane isolée au milieu d'une forêt oubliée de la carte s'offre en lieu désirable, comme dans Oblivion - une sorte de paradis retrouvé tendant à la décroissance. Finies les cités radieuses, place à la décadence et à la seule appropriation des petits espaces délaissés… Les aliens et les robots pourraient peut-être nous aider à sortir de cette impasse collective. Selon Yannick Rumpala, l'apport essentiel de la science-fiction résiderait dans le fait d'avoir ouvert la voie à des cohabitations plus complexes, entre les (post) humains que nous sommes déjà devenus et la (post)nature, que nous avons déjà transformée. À l'heure où dans le monde « réel », de très sérieux géo-ingénieurs projettent divers stratagèmes techniques à l'échelle de la planète pour stabiliser le climat global et où de non moins sérieux bio-scientifiques envisagent de réduire la taille des humains pour qu'ils consomment moins d'énergie, les très fantaisistes auteurs de science-fiction paraissent bien avisés de tester le pire en éprouvette. Puisque les futurs sont en concurrence, nous gagnerions sûrement à accorder davantage de considération à leurs rêves et à ceux de leurs androïdes endormis.
1 Mike Davis, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre , Paris, éditions Allia, 2006 (version originale, 1998).
2 Le film s'inspire du roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, paru en 1968 dans sa version originale.
► Retouvez un entretien avec Yannick Rumpala dans l'article « Redonner de la perspective au futur » .
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POUR EN SAVOIR PLUS
Yannick Rumpala : Hors des décombres du monde . Écologie, science-fiction et éthique du futur , Ceyzérieu, Champ-Vallon, 2018 ; Développement durable et le gouvernement du changement total , Lormont, Le Bord de l'eau, 2010
yannickrumpala.wordpress.com
Ecotopia 2121 : À quoi ressembleront les villes du monde dans un siècle ? Les illustrations de cet article sont tirées du programme Ecotopia 2121 initié par Alan Marshall, un enseignant en sciences environnementales de l'université Mahidol de Bangkok, pour célébrer le 500e anniversaire du classique Utopia, de Thomas More. Alan Marshall, Ecotopia 2121, A Vision for Our Future Green Utopia - in 100 cities, Arcade Publishing, 2016
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