Rédigé par Élodie Palasse-Leroux | Publié le 01/06/2018
Des meubles d'allure artisanale fabriqués en masse, des cuisines en matériaux recyclés, un lit évolutif voué à changer de typologie : depuis quelques années, les collections proposées par Ikea se font l'écho d'un bouleversement bien ancré. Entre panneaux solaires, fermes verticales et voitures hybrides, le groupe se projette dans une réalité assez éloignée de son image de poids lourd du mobilier à bas prix.
RIGUEUR ABSOLUE
« Nous avons fait de l'énergie, qui était un coût, une source de profit », sourit l'homme derrière la stratégie de durabilité, de respect de l'environnement et de performance sociale qui a métamorphosé l'entreprise Ikea. Steve Howard a pris ses fonctions de Chief Sustainability Officer en 2011.
Fondateur du Climate Group, organisation à but non-lucratif épaulant les gouvernements et les plus grandes entreprises dans l'amorce d'une politique de développement durable, il a quitté le groupe l'an dernier. Contre les détracteurs qui crient au greenwashing, Howard a riposté par la transparence. Deux milliards de dollars US ont été investis dans diverses actions environnementales d'envergure - co-création de la Better Cotton Initiative, engagement auprès du Forest Stewardship Council. Avec le WWF, Ikea se lance dans des opérations de reforestation et de préservation, et n'hésite pas à s'auto-censurer et se séparer des fournisseurs peu scrupuleux (ni à en faire publiquement état) : pas de modification génétique, pas de zones protégées. Les sources doivent être certifiées FSC. Un contrôle peu aisé à appliquer, le bois provenant de 50 pays différents, mais rigoureux. Dans la foulée, on apprend (officieusement et avec étonnement) que des fibres de chanvre français - une option saine, traçable mais coûteuse - entrent dans la composition de Billy, étagère la plus vendue dans le monde.
DES STARS AU SERVICE D'UN MANIFESTE ?
La designer Ilse Crawford et son équipe de Studioilse ont dû combattre une idée préconçue : « Comme tout le monde, je nourrissais forcément quelques préjugés - lot quotidien de cette entreprise connue pour ses produits aux tarifs très abordables. » En 2015, Ikea dévoilait les trente pièces de sa collection Sinnerlig, réalisées en liège, bois, jute ou verre. Des matériaux rarement utilisés auparavant, pour lesquels il a fallu mettre en place de nouveaux procédés et techniques. La collection au naturel presque cru symbolisait aussi le bouleversement déjà amorcé : en réalité, Sinnerlig clamait haut et fort la volonté d'Ikea de faire réfléchir les consommateurs, d'accompagner une évolution des mentalités et des réflexes d'achat de ses millions de clients.
Ilse Crawford s'étonne encore : « Je me suis sincèrement posé la question : pourquoi ne font-ils pas plus que cela état du sérieux avec lequel ils travaillent ? Le processus d'évaluation de chaque matière dure trois ans ! Le laps de temps consacré à l'ensemble de la partie Research & Development peut s'avérer plus long. Rien n'est pris à la légère, ils ne transigent sur rien. »
En février 2018, quelques jours après l'annonce de la disparition de son fondateur Ingvar Kamprad, Ikea lançait la distribution du lit Delaktig, fruit de la collaboration avec Tom Dixon, ancien directeur artistique d'Habitat. Réalisé en aluminium en grande partie recyclé, Delaktig incorpore dans son design la possibilité d'une infinité de développements ; au cours de sa longue gestation, Tom Dixon et Ikea ont étroitement travaillé avec des étudiants en design du monde entier. « L'idée à l'origine de ce “hack” autorisé, c'est que n'importe qui peut s'offrir un lit chez Ikea, à petit prix, puis y ajouter des modules, un peu comme des applications sur votre smartphone, explique Tom Dixon qui a consacré plusieurs années à ce projet en open source. D'autres designers - ou vous-même, ou votre voisin - imagineront des pièces supplémentaires qui feront de ce lit un autre objet. On l'adaptera pour qu'il ait plusieurs vies. »
CROISSANCE CIRCULAIRE
Un an auparavant, la chaise Odger en matériau composite recyclé laissait ses designers, les Suédois de Form Us With Love, à la fois épuisés et fascinés. Moulée par injection, la chaise - composée de quatre pièces à assembler à la main, sans outil - est réalisée à 70 % en propylène recyclé, les 30 % restants étant des fibres de bois de récupération. « Nous avons dû réaliser des centaines de prototypes, tester chaque millimètre. L'enjeu était multiple : il fallait tirer parti de ces matériaux recyclés, tenir compte du transport, et s'adresser à des consommateurs aux profils extrêmement variés », explique John Löfgren, directeur artistique de Form Us With Love. Il considère à ce jour Odger comme une de leurs plus belles réussites, un aboutissement, leur « design le plus évident ». En parallèle, le studio planchait sur le concept des modules de cuisine Kungsbacka , eux aussi composés de matériaux recyclés. Une première pour Ikea, qui mise tout sur l'économie circulaire.
« Nous considérons aussi les produits de notre catalogue comme une banque de matériaux. La croissance durable est circulaire, c'est un mouvement qui définit notre époque », détaille le Chief Financial Officer, Alistair Davidson.
En revanche, pas de changement sans investissement. En 2017, le groupe a décidé d'investir dans des activités et des partenariats qui leur permettront de mieux accompagner leur vision : une société de plastique recyclé aux Pays-Bas, les fermes verticales Aerofarms et les véhicules XL Hybrids aux États-Unis… En 2020, le groupe aura ouvert 500 magasins - avec un déploiement notable en Asie (qui devra tenir compte d'importantes disparités de pouvoir d'achat) - et emploiera environ 200 000 personnes sensibilisées aux enjeux de la durabilité. Le fait est peu connu : Ikea, en plus de quelque 413 magasins bleus et jaunes, possède également les chaînes de centres commerciaux MEGA en Russie et LIVAT en Chine. Forte d'un circuit de distribution incomparable -après avoir investi plusieurs milliards de dollars dans le développement durable -, l'entreprise parie sur sa capacité à éduquer les consommateurs, quels qu'ils soient, de New York à New Delhi. Pari fou ?
Dans son Testament d'un vendeur de meubles paru en 1976, Ingvar Kam-prad intitulait son dernier chapitre : « La plupart des choses restent à faire. Un avenir glorieux. »
Article paru dans Architectures À Vivre 101 : Améliorez votre maison