21 juillet 1969 :
Chacun garde en mémoire la date à laquelle l'homme a marché pour la première fois sur la Lune, mais qui se rappelle quand son sol a été foulé pour la dernière fois ? D'ailleurs, qui sait combien de jours met une fusée pour l'atteindre et combien de modules lunaires et de rovers, ces petits véhicules d'exploration, y séjournent encore ?1 Si vous pensiez être incollable sur le débarquement lunaire, l'ouvrage sobrement intitulé Apollo de Zack Scott pourrait vous mettre en défaut. Le livre ne comporte que 160 pages, mais il constitue une mine d'informations sur l'épopée spatiale qui s'est déroulée entre 1961 et 1972. Certes, les films américains nous ont déjà familiarisés avec les coulisses de ce programme d'exception : d'Apollo 13 qui raconte la réussite in extremis d'une mission mal engagée, au plus récent First Man qui met l'accent sur les drames ayant accompagné le plus célèbre petit pas du monde, en passant par Les Figures de l'ombre qui montre les harassants allers-retours de mathématiciennes afro-américaines entre les bâtiments ségrégués de la NASA. Pour autant, le livre Apollo réussit l'exploit de nous en apprendre encore sur ces onze années qui ont donné une nouvelle dimension aux rêves humains.
LA LUNE PAR LE MENU
L'ouvrage de Zack Scott synthétise en infographies des informations émises par la NASA elle-même. Dès sa création en 1958, l'agence spatiale américaine a accompagné ses missions d'une communication abondante. Depuis quelques années, elle met librement à disposition des scientifiques et amateurs son patrimoine documentaire : des rapports et articles de recherche mais aussi des centaines de milliers de documents audio, photo et vidéo, jusqu'à une collection de GIF. C'est à ce puits de données que s'est abreuvé Zack Scott, un ancien technicien aéronautique de la Royal Air Force britannique, reconverti dans le graphisme. Il fallait bien cette alliance de compétences pour rendre compte d'une histoire d'ingénierie compréhensible par le plus grand nombre.
« Apollo » (1961-1972) est le troisième programme de vol spatial habité de la NASA, après « Mercury » (1958-1963) destiné à placer un homme en orbite autour de la Terre et « Gemini » (1961-1966), mené en parallèle et destiné à tester les techniques de déplacement dans l'espace. « Apollo », c'est donc 17 missions, dont onze habitées et neuf allers-retours Terre-Lune, avec des objectifs d'abord centrés sur l'alunissage puis sur l'exploration du paysage lunaire. Le graphiste retrace cette histoire au travers de trois prismes : « Le dispositif » (qui présente les plans des engins, des combinaisons et des installations au sol) ; « Les missions » (qui détaille les objectifs des divers vols) et « Les hommes » (qui retrace les parcours des douze astronautes à avoir marché sur la Lune). Un tout dernier chapitre intitulé « et plus… » expose des statistiques et comparatifs en tous genres : du budget de la NASA au poids des engins spatiaux et des astronautes, avant et après mission. Le livre dévoile jusqu'au détail de leurs rations alimentaires à bord. Au petit-déjeuner : tranches de bacon, cubes de pain grillé à la cannelle, cornflakes ou feuilletés à la saucisse. Vous pensiez être incollable ?
RECORDS ET FANTAISIES
La course à la Lune débute en 1961, l'année de l'envoi du premier homme (soviétique) dans l'espace, et celle de l'arrivée au pouvoir de Kennedy, donnant un élan à la réplique américaine. Mais les prouesses techniques s'enchaînent véritablement à partir de 1968 : vol en orbite terrestre (Apollo 7) ; vol en orbite lunaire et première photographie du « lever de Terre » (Apollo 8) ; arrimage entre module de commande et module lunaire en orbite terrestre (Apollo 9) ; idem en orbite lunaire (Apollo 10) et premier alunissage (Apollo 11), le tout en moins d'un an. Les missions ultérieures seront dédiées à la collecte d'échantillons et à diverses mesures géologiques, avant de cesser dans une certaine indifférence. Au cours de son existence, le programme a multiplié les performances : six alunissages en 11 ans ; 380,1 kilogrammes de roche ramenés sur la Terre ; 90,2 kilomètres parcourus là-haut ; record de vitesse à 39 897 km/heure. Certains de ces exploits provoquent encore des frissons. Peut-on se représenter la tentation des astronautes d'Apollo 10 survolant la surface lunaire à seulement 14,3 kilomètres, plus près que nul autre avant eux ? Prudente, la NASA avait techniquement empêché tout débarquement prématuré. Et imagine-t-on la solitude d'Alfred Worden, l'être humain le plus isolé de l'histoire, resté en orbite à effectuer des relevés cartographiques à 3 600 kilomètres de ses deux camarades et près de 400 000 kilomètres des siens ? Avec son abondance de chiffres, le livre de Zack Scott encense la modernité technoscientifique. Les schémas dévoilent la précision du travail d'anticipation mené : Apollo 14 a aluni à 53 mètres et amerri à 1,1 kilomètre seulement de ses objectifs, calculés, rappelons-le, aux balbutiements de l'informatique. Si ces concepteurs hors pair ne laissaient rien au hasard, ils s'autorisaient parfois quelques fantaisies. Ainsi, deux balles de golf attendent encore dans la poussière lunaire, à plusieurs centaines de mètres l'une de l'autre. Alan Shepard avait eu l'autorisation d'embarquer un club afin de réaliser quelques swings - établissant deux records immanquablement historiques !
HOUSTON, WE HAVE AN ARCHITECT !
La course à la Lune a aussi engendré des performances inédites en matière d'architecture. Le bâtiment d'assemblage de l'immense fusée Saturn V construit en 1966 à cap Canaveral, en Floride, est encore l'édifice d'un seul étage le plus élevé au monde avec ses 160 mètres de hauteur. Les portes de cet immense bloc mettent 45 minutes à s'ouvrir et le volume en est si grand qu'il y règne un microclimat : en raison de l'humidité ambiante, des nuages de pluie se forment au plafond ! Cette atmosphère est d'ailleurs la raison pour laquelle le centre de contrôle n'est pas localisé sur place. Une fois le décollage effectué, les communications « basculent » à Houston au Texas - un climat sec, à l'abri des tempêtes, étant préférable au maintien du contact avec l'espace. En dehors de ce bâtiment hors normes, l'architecture n'a guère de place dans l'histoire narrée par Scott. Son récit de la conquête spatiale est voué à l'astronautique. Depuis ces missions pionnières, la NASA a pourtant souvent mené des réflexions architecturales et même urbaines2 . En 1975, elle invitait des illustrateurs et des peintres à imaginer des colonies spatiales à grande échelle. Ce n'est donc pas un hasard si en 1987, à Houston, l'école d'architecture a intégré un département spécialisé, nommé SICSA (Sasakawa International Center for Space Architecture). Si près du cœur historique de la course aux étoiles, l'espace est un enjeu pleinement pris au sérieux : on y conçoit des structures lunaires mais aussi océaniques, polaires ou post-catastrophes - ses dérivés terrestres. De ce côté-ci de l'Atlantique, même si l'agence spatiale européenne requiert des savoir-faire en « habitabilité », la situation est plus délicate pour ceux qui souhaitent se professionnaliser dans ce domaine, la concurrence avec les ingénieurs et le manque de relais dans les écoles d'architecture leur étant défavorables. Bien que confidentielles, des formations en « Space Architecture » existent pourtant aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Suisse. En France, depuis 2017, le réseau Arches3 cherche à rassembler les concepteurs d'architectures en milieu extrême, afin d'encourager ceux qui tournent leurs yeux vers les étoiles à continuer de demander la Lune.
1. Dans l'ordre : le 14 décembre 1972 ; 3 jours ; 6 modules lunaires et 3 rovers.
2. Rappelons que la NASA a lancé un concours spatial pour architectes, auquel participe Norman Foster. Voir Béatrice Durand, « Coloniser l'espace », Architectures à vivre n°100, mars-avril 2018.
3. Arches, le « réseau disruptif sur les architectures en milieux extrêmes », est un réseau scientifique à la croisée de l'architecture et de la technologie, autour de quatre thèmes : espace, mer, glace et désert.
⇒ Article paru dans Architectures À Vivre 112 : La maison réinventée