Sortir de chez soi tout en restant à l'intérieur : c'est peut-être en confinement que l'on est le plus à même de comprendre l'intérêt de la chose. Enseignement à distance, télétravail, journaux en ligne, réseaux sociaux mais aussi jeux vidéo et expositions virtuelles se sont substitués, en quelques jours, à nos sociabilités in real life . Les technologies numériques auront sûrement conquis une autonomie supplémentaire au cours de cet épisode tant nos appareils et instruments de médiation sont devenus nos liens les plus précieux au monde extérieur. Réalisé dans un temps pré-corona, le livre Simulations du monde détaille le fonctionnement de dizaines de dispositifs dits « immersifs », c'est-à-dire proposant des séjours dans un espace-temps parallèle : modélisations 3D, simulations dynamiques, zoos, sites préhistoriques, quartiers pittoresques, parcs à thème, etc. Les chercheurs à l'origine de ce recueil, Estelle Sohier, Alexandre Gillet et Jean-François Staszak, travaillent à la croisée de la géographie, du tourisme et de l'histoire culturelle. Ils font dans ce livre l'hypothèse que la manière dont nous regardons le monde a une histoire et que si cette dernière s'est nourrie des arts, elle s'est tout autant forgée auprès de dispositifs visuels associés à la science et au divertissement. Cet ouvrage savant - également disponible en version numérique enrichie ! - offre une lecture sans faux-semblants de nos espaces récréatifs virtuels et réels.
ILLUSIONS GIGOGNES
Le lecteur de Simulations du monde découvrira un éventail de dispositifs immersifs inventés au cours des deux derniers siècles, des procédés se perfectionnant avec les années, s'inspirant les uns des autres et cohabitant ensemble, même si quelques-uns finissent bien par disparaître. Il découvrira, en particulier, beaucoup de « -ramas » : panoramas, maréoramas, géoramas, dioramas, cinéramas... En grec ancien « horama » signifie « ce qui est vu », la vue étant bien le sens privilégié de cette collection. Les panoramas connaissaient un grand succès au XIXe siècle, s'apparentant à de véritables « moyen[s] de communication de masse en Europe et aux États-Unis » . Contre toute attente, ces espaces circulaires au cœur desquels se placent les spectateurs sont encore d'actualité, et avec des motifs pas si éloignés : à la Belle Époque, les spectateurs de l'Exposition de Paris venaient se plonger dans des épisodes bibliques, des moments historiques ou dans des environnements naturels ou urbains ; de nos jours, ils s'immergent à Berlin pour revivre la chute du Mur ou au cœur de forêts tropicales dans les représentations à 360 degrés de l'architecte Yadegar Asisi. Le spectacle n'est pas la seule visée de l'immersion : autre exemple plus exploratoire, celui de l'informaticien Cameron Beccario qui s'est inspiré de La Bille bleue , la photo de la Terre prise par la Nasa en 1972, pour créer des visualisations dynamiques des vents de la planète. Cette représentation ne cherche pas à distraire, mais à documenter autant qu'à faire prendre conscience de la crise climatique à partir de l'animation de données chiffrées. Le monde de l'art maîtrise quant à lui à merveille les subtilités de ces dispositifs. Ainsi, en 2010, le tableau d'Edward Hopper Nighthawks a été reproduit à échelle humaine à l'occasion d'une rétrospective du peintre américain à Rome. L'œuvre originale n'avait pu faire le déplacement pour des raisons institutionnelles et financières. Ce fascinant jeu d'emboîtement - la représentation d'une représentation d'un lieu -transforme l'illusion en une expérience physique. Il rend palpable le vertige suscité par la question si simple mais ici dénuée de réponse : mais où est donc passé le réel ? Si les habitués des expositions ou des arts de la scène connaissent déjà ce type de ruban de Möbius, l'ouvrage a l'originalité de le détecter dans des dispositifs dont la vocation artistique n'est pas première.
CAS D'ESPÈCE D'ESPACE
La pensée architecturale raffole des univers dupliqués ou scénarisés* et elle est peut-être encore plus friande d'en dénoncer les excès ou le kitsch. Raison de plus de se plonger dans l'ouvrage : les auteurs privilégient une lecture apaisée et compréhensive des dispositifs de simulation, y compris de ceux qui sont problématiques.
Prenons l'exemple des dioramas, ces scènes factices peuplées de moulages d'animaux ou d'humains dans les musées d'histoire naturelle ou d'anthropologie. De telles représentations n'ont pas manqué d'attirer les critiques, très vives dans les années 1980, en raison de leur tendance à valider un peu trop vite certaines extinctions, et bien entendu en raison de la vision « animalisée » des êtres figurés. Dans son article, l'historienne de l'art Noémie Étienne dresse un état de ces discussions et de ces critiques qui se sont imposées, avant de documenter le travail de musées militants ayant eux aussi adopté ces moulages grandeur nature, mais en les mettant au service des communautés amérindiennes et de leurs histoires. La chercheuse avance l'idée que le dispositif formel, à la force de conviction puissante, ne possède pas de sens politique déterminé.
Prenons ensuite l'exemple des zoos, lui aussi de plus en plus décrié. Dans son étude, le géographe Jean Estebanez détaille les caractéristiques de ces univers mi-scientifiques, mi-spectaculaires, qui ont toujours le vent en poupe en dépit de réprobations tenaces depuis cinquante ans : 600 millions de personnes en visitent annuellement, rappelle-t-il. Dans son principe, un zoo propose une rencontre improbable - sans lui, qui aurait été mis en présence d'un lion ? Les spectateurs viennent ainsi y admirer les rois de la jungle, bien que ceux-ci n'aient jamais mis une patte dans ladite jungle, pour la bonne raison qu'ils sont souvent… nés sur place. Le chercheur s'applique ainsi à suivre le devenir de l'étrange dialogue entre l'« ici » et l'« ailleurs » qui se noue dans un zoo, à partir d'exemples historiques que l'on peut ramener à quatre configurations. Premier temps, la ménagerie royale de Versailles (1662) : un pavillon et une cour, en position centrale, offrent au visiteur une vue panoramique sur les différents enclos - l'humain domine, la cage est mise en valeur. Deuxième temps, zoo de Stellingen en Allemagne (1907) : un mouvement de « ré-exotisation » se fait sentir : les cages disparaissent au profit de fossés, et l'on commence à « styliser » la provenance des animaux en multipliant les références à la contrée « d'origine » - proies et prédateurs vivent en harmonie, mais chacun à sa place. Troisième temps, zoo de Seattle (1978) : les démarcations entre visiteurs et animaux s'estompent et des espaces de repli sont ménagés -les animaux ont le droit d'échapper aux regards. Quatrième et dernier temps, zoo du Bronx (2008) : le visiteur est invité à cheminer longuement dans une forêt dense, brumeuse, avant d'apercevoir ceux pour qui il était venu, les gorilles - l'attente est mise en scène. Cette rapide traversée de l'histoire des zoos montre un mouvement vers « l'immersion paysagère », avec une réduction des barrières physiques autant que des hiérarchies. À force de cohabitation avec les humains, d'autres frontières tombent : les animaux acquièrent des « compétences sociales » n'existant pas chez leurs congénères restés « au pays ».
Ces analyses ont de quoi rendre les architectes plus sereins : non seulement l'espace simulé semble ne suivre aucun déterminisme, mais en outre il résiste de lui-même à la copie en finissant toujours par produire de nouveaux équilibres.
L'ailleurs est sauf !
*Signalons l'exposition « Dreamlands, des parcs d'attractions aux cités du futur » présentée au Centre Pompidou en 2010 qui avait établi une filiation entre le Luna Park de New York, Las Vegas et les îles artificielles de Dubaï.