Pendant trois ans, le photographe Philippe Perdereau a sillonné les vignobles de France et d’Europe, appareil photo à la main. Le résultat est un excellent cru : publié aux éditions Ulmer et coécrit avec deux complices gersoises, Christiane Camou et Françoise Dubarry, le livre Les Nouveaux Paysages de la vigne embarque son lecteur des collines languedociennes jusqu’au Haut-Douro, la vallée du « fleuve d’or » du Portugal. En chemin, l’art, le paysage et l’architecture apparaissent dans le champ : « Nous avions remarqué qu’il se passait actuellement quelque chose dans les vignobles, explique Philippe Perdereau. Auparavant, on venait goûter le vin ; aujourd’hui, on vient voir les vignes, et ensuite seulement, on déguste. »
En France, des petits domaines aux grands châteaux, tout semble fait pour que le visiteur se promène… et séjourne ! Car au pays du vin, l’œnotourisme fait vendre : les dix-sept régions productrices espèrent ainsi la venue de 4 millions de curieux par an d’ici 2020, du minuscule Jura, terre du vin jaune, aux Climats de Bourgogne, vignoble tout juste classé par l’Unesco. Et pour faire le plein de touristes, dans ces terroirs en mutation, la dégustation d’un grand cru s’accompagne désormais de la visite d’un chai revisité ou d’une balade à travers des vignes… plantées d’œuvres d’art. Les échelles – et les budgets – des réalisations varient, du geste infime du jardinier à celui, plus exubérant, de l’archistar : « On trouve aussi bien le spectaculaire que le jardinage le plus basique, analyse Philippe Perdereau. Le développement de l’agriculture biologique a par exemple entraîné l’apparition de vignes aux inter-rangs fleuris : quand les trèfles rouges ou les tulipes sont en fleurs, cela sublime le graphisme. »
Au milieu des panaches vaporeux de la roquette en fleurs et des ceps noirs, peuvent aussi surgir d’autres surprises. Par exemple, des rubans argent et marc-de-raisin qui cascadent autour de prismes en titane : oui, c’est bien une construction de Frank Gehry qui apparaît soudain dans la campagne tranquille de Marqués de Riscal, dans le Nord de l’Espagne.
« Les paysages de vigne permettent de jouer fortement sur les contrastes, poursuit le photographe. Les bâtiments se transforment alors en sculptures phénoménales, qui installent le prestige d’une maison. »
UNE AVENTURE ARTISTIQUE
Si ces gestes architecturaux sont des claques magistrales, ils le sont d’autant plus que les panoramas viticoles sont eux-mêmes très architecturés : agencements de surfaces striées, leurs lignes étirées à perte de vue marquent de façon magistrale le modelé des sites. À Banyuls-sur-Mer, des vignerons sculpteurs de paysage ont ainsi construit au fil du temps 6 000 kilomètres de murets de pierre sèche, autant de traits ocre qui composent une géométrie unique, au pied du massif des Albères. De la même façon, le long du Douro portugais, là où pousse l’un des plus anciens vignobles d’Europe, le travail viticole a sculpté les pentes pendant deux millénaires. Des terres vivantes, encore en évolution, où les anciennes plantations se voient aujourd’hui renforcées par des techniques modernes, des plates-formes de terre soutenues par des lignes de cyprès menant jusqu’à des quintas contemporaines. Philippe Perdereau dévoile des instantanés qui captent la singulière beauté de ces motifs, mais aussi leur éclatante variabilité : de l’hiver à l’été, la vigne se réinvente à chaque passage de saison, sur des coteaux verts ou noirs, géométriques ou luxuriants. Dans ces domaines à l’attrait visuel indéniable, l’art est le dernier arrivé. Une esthétique augmentée pour ces lieux qui se dotent d’une, de deux, voire de toute une collection d’installations.
En France, c’est le château La Coste qui fut l’un des premiers à tester discrètement ce mélange entre création contemporaine et patrimoine agricole. À deux pas d’Aix-en-Provence, dans les collines de la Trévaresse, l’endroit s’est transformé en havre artistique, accueillant des réalisations des plus grands architectes – au hasard Jean Nouvel ou Tadao Ando – mais aussi de surprenantes œuvres d’art, qui entrent en résonance avec le paysage. Enfoncées dans une butte, les lames d’acier de Richard Serra attendent le visiteur au tournant, tandis que plus bas, une bille de mercure mise en lévitation par le plasticien Tom Shannon réfléchit et déforme les pinèdes.
Si aujourd’hui cette aventure artistique débute à peine pour certaines appellations, le beau livre de Philippe Perdereau se termine quant à lui en bouclant joliment la boucle : en Italie, au cœur des Pouilles, le paysagiste espagnol Fernando Caruncho a, à la demande d’un viticulteur amoureux d’art des jardins, dessiné les ondulations des vignes elles-mêmes, belle apothéose pour une promenade en équilibre entre nature et culture.
Article publié dans Architectures À Vivre 94 spécial lofts (mars-avril 2017)