Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Nelly : Photographes l'un et l'autre, nous avions tous les deux un travail artistique basé sur la route et l'exploration, avec un fort intérêt pour le territoire français, la ruralité, la géographie et tout ce qui était du domaine du construit. Nous nous sommes rencontrés il y a neuf ans et avons d'abord commencé à circuler ensemble, avant que le projet de l'Atlas des Régions Naturelles ne naisse, trois ans après. Quand on s'est rencontrés, Éric était en train de réaliser un livre, Atlas of forms, un gros catalogue de l'architecture mondiale classée par typologie, tandis qu'à la même époque je faisais un petit projet dans l'Ain, Secteur Lambda, un inventaire du bâti des régions naturelles dans lesquelles j'avais passé toute mon enfance.
Éric : L'ARN est vraiment le produit d'une rencontre entre deux manières de regarder et de documenter le monde, convergentes malgré leurs spécificités : de mon côté, en classant les objets par catégorie, du côté de Nelly, en observant le territoire sous le prisme de la géographie.
Pourriez-vous nous décrire le projet de l'Atlas des Régions Naturelles ?
É. : L'ARN est né de notre ambition de représenter la totalité du territoire français métropolitain à travers ses particularismes, sans privilégier les territoires touristiques ou urbains. Aujourd'hui, lorsque l'on tape « France » sur Google , on tombe immédiatement sur le Mont-Saint-Michel, les châteaux de la Loire et Paris, qui fournissent une énorme quantité d'images, tandis qu'à côté de cela, il y a à peu près 95 % du territoire qui n'est pas représenté.
Notre idée était de s'intéresser à tous ces lieux qui échappent à la curiosité et au regard des visiteurs. Mais parallèlement à cela, il y avait aussi la volonté de décrire l'architecture en décloisonnant les genres, c'est-à-dire en ne tenant pas compte des préjugés esthétiques entre le beau, le moche, le trivial, le sacré, etc., et de faire preuve de la même attention et du même soin pour photographier une grange, une usine, une église, une cathédrale ou une boutique. Notre atlas fait l'éloge de la diversité, sans ironie aucune par rapport aux sujets photographiés, et prône un regard débarrassé de la pesanteur des préjugés.
Comment ce projet a-t-il pris forme ?
N. : Après trois années passées sur la route à photographier le territoire, nous avons mis au point, durant le confinement, un système de classification sur le logiciel Lightroom. Notre projet est né au moment où nous avons combiné nos archives numériques avec la carte des régions naturelles, issue des Guides des pays de France de Frédéric Zégierman datant des années 1970 et qui a constitué la trame géographique de notre projet. Les régions naturelles définies par l'auteur correspondent à peu près à un 1/5e de la surface d'un département actuel. Leur identification s'appuie sur des particularités très anciennes, souvent liées à une nature de sol et à tout ce qui s'est développé sur celui-ci : l'agriculture, l'histoire, une architecture particulière… Ce découpage géographique ancien s'est révélé très intéressant sur le terrain pour documenter l'ensemble du territoire de manière égale.
Ce découpage vous semblait dès le départ plus adapté que le découpage classique par départements ?
É. : Les régions naturelles sont vraiment de petites entités, facilement personnifiables. On peut les nommer et entretenir une sorte d'affinité avec les unes et les autres, alors que les départements représentent quelque chose d'extrêmement technique et anonyme. On peut dire qu'en passant une dizaine de jours dans une des 450 régions naturelles, on pourrait vraiment avoir une idée très précise de son identité alors qu'il faudrait plus d'un mois pour un département. De plus, ces régions naturelles aux frontières un peu floues correspondent mieux à la réalité de la géographie. Il y a une sorte de continuum, de dégradé d'une région naturelle à l'autre. Je crois qu'il y a aussi un aspect littéraire et fictif qui nous plaisait beaucoup dans tous ces noms : le Cotentin, le Béarn…
« L' Atlas des Régions Naturelles est vraiment le produit d'une rencontre entre deux manières de regarder et de documenter le monde. »
Comment s'organisent vos missions?
É. : Nous consacrons tout notre temps à ce projet et si nous sommes aidés par des structures artistiques et régionales, nous sommes totalement indépendants et autofinançons l' Atlas . On passe beaucoup de temps sur la route, c'est l'ADN de l'ARN ! Pour que ce soit viable financièrement, nous calons toujours nos voyages sur des projets d'exposition, de résidence et des opportunités extérieures.
N. : On reste ensuite sur les lieux de 3 jours à 3 semaines. Cela dépend beaucoup de la météo et des conditions lumineuses.
É. : C'est une expérience empirique pure. On part dans une aire géographique dans laquelle on roule au hasard, de manière à percevoir la réalité de cette région de la manière la plus intuitive et la plus dépourvue de préjugés possible. Dans un second temps seulement on retourne sur les lieux en se documentant pour compléter la première moisson. L'idée est de rendre compte d'une région avec ses différentes spécificités, variables selon la saison. Nous nous sommes aperçus que pour bien documenter une région, il fallait quand même qu'au moins deux saisons y figurent parce que cela change radicalement le paysage, surtout en montagne.
Atlas des Régions Naturelles, Deguin-Béarn © ARN
Vous avez le projet de représenter toute la France, où en êtes-vous aujourd'hui ?
N. : Loin ! L'objectif de départ était de réaliser 50 photographies par région naturelle, sachant qu'il y a à peu près 450 régions naturelles en France. Aujourd'hui le site internet accueille un grand nombre de photographies mais on considère qu'une région est terminée lorsque nous l'avons publiée dans un des volumes papier.
É. : Initialement 25 000 visuels devaient constituer l'archive, maintenant nous sommes plutôt partis sur quelque chose qui s'approche de 50 000 images. De manière optimiste, on va dire qu'on est à peu près à la moitié. C'est vraiment un projet atypique sans commanditaire, et qui s'étale sur une période d'au moins dix an. Un temps beaucoup plus long que les temporalités de production et de consommation de l'art actuel, avec un programme d'éditions de livres qui est de 30 tomes, et nous en sommes aujourd'hui à notre troisième.
Atlas des Régions Naturelles, Port Saint-Louis, Camargue © ARN
Comment vous situez-vous entre documentaire et fresque artistique ?
É. : Nous sommes en permanence entre le documentaire et le projet artistique dans le sens où lorsque l'on documente quelque chose pendant dix ans avec une telle obsession du détail, on s'aperçoit très vite que l'ensemble de ce qu'on amasse devient une sorte de fiction, une fiction qui a l'apparence du réel, un peu comme Georges Perec lorsqu'il liste des quantités d'objets dans Les Choses. Pour nous, le rapport entre le documentaire et la fiction artistique réside plus dans ce transfert qui s'opère au bout d'un moment entre le parti-pris documentaire et l'espèce d'abstraction qui en découle. Consacrer dix ans de nos vies à un tel projet est devenu d'une certaine manière une aventure un peu romanesque. Lorsque j'ai décidé de me consacrer à ce travail, j'avais envie de produire quelque chose qui ait une dimension purement utilitaire, qui puisse être consulté comme source de renseignements. La photographie atteste de manière indéniable de l'existence passée ou présente de l'objet représenté. Mais en même temps, la fiction est le meilleur moyen de documenter le réel parce qu'elle va de paire avec une sensibilité qui permet au lecteur de s'y identifier.
« C'est peut-être à la fois une évidence et une révélation : aujourd'hui, en 2022, la France est un pays essentiellement rural. »
À travers l'Atlas, est-ce qu'un portait de la France se dessine ?
É. : La première chose que nous avons apprise, c'est que la France n'est pas réductible à une formule simple, c'est un objet très complexe. Entre Lille et Marseille, entre Strasbourg et Brest, il y a une telle variété de climats et de constructions, de cultures, d'accents etc., qu'il est impossible de dégager une généralité ! Loin du fantasme d'une puissance technologique, industrielle et culturelle, la France est d'abord un grand pays agricole dont la ressource première est le vin, le fromage, etc. Il y a tout un monde relativement discret et peu présent dans les médias qui constitue une trame essentielle et vitale de ce pays. C'est peut-être à la fois une évidence et une révélation : aujourd'hui, en 2022, la France est un pays essentiellement rural. L'architecture vernaculaire fait partie des témoignages du territoire qui nous semblent les plus fragiles et les plus forts. Elle est donc devenue progressivement le cœur de notre projet.
N. : S'y concentrent toutes les particularités régionales. Il suffit d'une belle grange pour comprendre presque toute l'histoire d'une région. Toute l'ingéniosité, tout le génie de la construction et de l'adaptabilité des hommes à un sol se condensent ici.
Atlas des Régions Naturelles, Rimogne © ARN
Quel est le futur de cette architecture vernaculaire ?
N. : Il y a quelque chose de quasiment incontestable, c'est que ce bâtiment ne retrouvera jamais son utilité de départ, sa forme n'a donc plus de véritable sens.Beaucoup d'agriculteurs ne sont pas conscients des qualités architecturales de leur bâti. Les jeunes générations le récupèrent, le rénovent pour en faire des gîtes, des chambres d'hôtes. Le bâti reste, mais à quel prix ?
É. : L'excès d'attention est préjudiciable lorsque l'on restaure ce type d'édifices qui finit par perdre toute sa singularité. Et inversement, si on laisse tout partir en ruine, dans trente ans il ne restera plus rien. C'est une question très complexe, pas du tout résolue. D'une certaine manière, il y a une fatalité de l'histoire qui fait que le temps passe et les choses trépassent. Avec l'Atlas, nous gardons juste une trace de cette période avant que les choses ne s'effacent.
Avec la standardisation de l'architecture contemporaine, observez-vous une forme de gommage des spécificités régionales ?
É. : Aujourd'hui, l'aménagement des centres-villes est ultrastandardisé. On observe partout les mêmes pavés de granit, dans une espèce de répétition qui obéit à des formules toute faites, appliquées indifféremment suivant les lieux. Le territoire devient non seulement homogène mais il devient aussi ennuyeux. Nous sommes en guerre contre ce système-là qui génère à l'arrivée une sorte d'ennui, d'aplatissement des singularités qui font probablement la richesse de la France. Malgré tout, il reste de très nombreux endroits où réside encore une forme d'authenticité, où l'on arrive et l'on se dit : « Je n'ai jamais vu ça ailleurs, je suis ébloui par la singularité de ce lieu. »
N. : Et paradoxalement, c'est l'absence d'intérêt national, d'investissement ou de réinvestissement qui préserve ces régions, un peu comme une Memory box oubliée au fond du jardin qui, si on la retrouve, fournira un témoignage intact d'une époque donnée…
Si la route est encore longue avant la publication du trentième tome de l'ARN, Nelly Monnier et Éric Tabuchi continuent, avec la sortie de leur troisième ouvrage quelques mois seulement après le volume 2, de documenter avec patience et minutie 12 nouvelles régions naturelles et quatre thématiques transversales. Plus de 600 images issues de cette singulière aventure photographique sont présentées dans ce nouvel opus, mettant en valeur spécificités régionales, objets singuliers et invariants aux quatre coins de la France.