⇒ Conversation avec Anthony Lebossé et Vincent Baranger, pour un manifeste (joyeux) de la conception.
Architectures À Vivre : Comment a démarré l'aventure 5.5 design studio ?
Vincent Baranger : À la fin de nos études, nous avons monté une exposition-atelier ouverte au public qui s'appelait L'hôpital des objets - Réanim, en partenariat avec le Secours populaire (2003). Nous récupérions chez les gens du mobilier cassé, que nous « réanimions » pour leur donner une seconde vie. À notre plus grande surprise, la presse locale s'y est intéressée, puis la régionale, puis la nationale. Le projet a alors été présenté au Salon du meuble à Paris, nous a menés à des rencontres, et à notre premier gros contrat un an plus tard : l'aménagement de l'espace La-fayette V.O ., situé au sous-sol du magasin du boulevard Haussmann et destiné aux 12-30 ans. Nous n'avions aucune expérience, pas de société, ni de bureau ! Les galeries Lafayette et l'agence Saguez & Partners, alors en charge du projet global, avaient seulement été in-terpelés par notre démarche. Leur idée était de faire appel à des jeunes, pour parler à des jeunes.
Anthony Lebossé : Réanim nous a permis de montrer qu'il était possible de réfléchir le design un peu autrement. Qu'il est possible de concevoir la conception, si j'ose dire, sans faire un énième objet supplémentaire. Au-delà d'une réponse de mobilier à la question de l'obsolescence programmée des objets, Réanim était un manifeste.
A.À.V. : Que faut-il comprendre par réfléchir le design autrement ?
V.B. : Disons que Philippe Starck a rapproché le design du grand public dans les années 1990, puis la génération suivante -que l'on a appelée « Les petits enfants de Starck » -, a continué ce travail de promotion de la discipline, à travers de très beaux objets qui cassaient un peu les codes établis et amenaient une culture de l'auteur. Nous sommes arrivés juste après, et avons eu un regard critique sur tout ça. En tant que designers, nous sommes convaincus que notre rôle ne consiste pas uniquement à créer du nouveau.
A.À.V. : Vous dites souvent que vous cherchez à réconcilier design d'auteur et design industriel à travers votre travail. Pouvez-vous expliquer ?
V.B. : Quand nous avons commencé à travailler, l'étiquette « belles pièces de galerie ou de showroom de mobilier » était fortement accolée à notre métier, la culture de l'auteur et du style étant alors un peu trop prédominante et omniprésente dans les magazines. Mais le design, c'est tout ce qu'il y a autour de nous, dans la grande consommation, les groupes automobiles, l'électroménager, l'espace public, etc. Nous avons donc cherché à réconcilier les deux. On peut très bien avoir un engagement fort, une posture, une opinion et une identités affirmées, tout en s'intéressant aux petites choses du quotidien, et en puisant dans l'histoire des marques qui font notre vie de tous les jours. Des objets malins, bien pensés, au juste prix, qui parlent à tout le monde. C'est tout le sens des produits que nous dessinons pour Carrefour, Ricard, Duralex ou encore Moulinex !
A.À.V. : Peut-on dire que la faible popularité du design à l'époque de vos
débuts vous a aidés ? Ou en tout cas permis de prendre position ? Néanmoins le design est-il plus populaire aujourd'hui ?
A.L. : Je pense qu'il y a eu un changement d'échelle important. Il y a dix ans, la formation et les designers étaient rares. D'où probablement cette culture du style, du mobilier. Parallèlement, c'est aussi une époque où le design intégré s'est beaucoup développé, dans des groupes comme SEB ou Décathlon par exemple. Ces entreprises rendent plein de choses accessibles sans porter d'étiquette design dans l'esprit du grand public ! Nous avons par exemple travaillé 8 ans pour Moulinex, sans jamais écrire nulle part « design by 5.5 ». Parce que les marques qui voulaient toucher le grand public souffraient de l'image du design trop cher. Aujourd'hui une nouvelle génération fait encore bouger les lignes. Nous le voyons très bien avec Les Puces du design, notamment à travers le travail des designers « makers » : il n'y plus la place pour accueillir les créatifs pleins d'idées alors tout le monde se réfugie dans l'autoproduction et fait avancer ses projets dans son coin. Exit la grande industrie et les produits homogènes. On fait confiance à des objets qui ne sont fabriqués qu'en 50 ou 200 exemplaires. Et c'est peut-être l'avenir de notre mode de consommation, qui sait ?
V.B. : En fait, ce n'est pas tellement que le design souffre d'un manque de reconnaissance. Au contraire il se diversifie, et est donc plus flou à cerner. En ce qui nous concerne, nous avons construit en 14 ans une approche qui consiste à rendre une idée accessible, déclencher un sourire. La clé USB Lacie, notre premier projet industriel à grande échelle, en est un bon exemple. Dès la première séance de création, nous avions tous les quatre ce dessin de clé dans nos carnets de croquis. C'était une évidence, et elle a largement trouvé son public ! Plus de 4 millions d'unités écoulées, et au moins autant de copies partout dans le monde ! Là, nous avons vraiment réussi à réconcilier notre travail d'auteurs - entre grosses guillemets [rires] -et notre travail de designers industriels. Toutes nos convictions ont pu être synthétisées dans un seul petit objet. Et c'est une référence encore aujourd'hui, parce que cela a permis de prouver que ce type de design pouvait aussi se vendre ! Les gens qui ont acheté cette clé ne l'ont pas fait pour une histoire de nom ou de style, mais parce qu'elle leur a parlé tout de suite !
A.À.V. : Produit, espace, scénographie, etc. : vous êtes sur tous les fronts !
V.B. : Nous sommes un studio de design global, avec une vision créative transversale qui dépasse le savoir-faire de designer produit. Nous nous sommes assez vite rendu compte que pour arriver à faire bouger les choses, il fallait savoir raconter un objet dans un contexte large : à travers des photos, du packaging, du mobilier dans les magasins, un logo, etc. Si les messages des parties prenantes sont divergents ou se télescopent, cela ne marche pas !
A.L. : Et puis il y a plein de façons d'agir dans ce métier, d'autant que le design possède une dimension politique. Certains de nos objets peuvent exprimer des idées, mais participer à une conférence ou à un débat, rester acteurs de notre métier en fait, est également essentiel pour nous. Nous sommes aussi des citoyens. Nous utilisons nous-même les objets que nous dessinons, nous expérimentons l'espace public quotidiennement. Ainsi, assurer la direction artistique d'un événement comme les Puces du design* est aussi une façon de prendre la parole, position, de défendre des sujets, des travaux et des designers qui nous tiennent à cœur, qui nous semblent importants.
V.B. : L'édition 2018 sera un hommage à Ettore Sottsass. Nous nous sentons proches de ce qu'à fait Memphis dans les années 1980, pas tant d'un point de vue stylistique, même si c'est assez joyeux. Mais plus philosophiquement, parce que c'est un groupe qui avait une position manifeste, politique, qui partait du principe que le designer devait innover, faire évoluer la société.
A.À.V. : Mais joyeusement, donc ?
V.B. : Oui, et ça ne veut pas dire pour autant tomber dans le gadget ou la blague. C'est un vrai sujet ! Quand on nous disait qu'on était un collectif ludique, qui pratiquait un humour ludique, cela nous énervait un peu à nos débuts. Mais maintenant plus du tout ! Au fond quel que soit le vocabulaire employé, nous assumons totalement le fait de pratiquer un design joyeux, mais aussi fonctionnel et exigeant.
*Depuis 2017, les Puces du design se tiennent deux fois par an au Parc des Expositions de la Porte de Versailles à Paris, et le 5.5 design studio en assure la direction artistique. La dernière édition s'y est tenue du 17 au 20 novembre 2017. Rendez-vous du 5 au 8 avril 2018 pour la prochaine.
Interview parue dans Architectures À Vivre 99 : spécial rénovation