Sur la vidéo, un étrange petit hélicoptère prend son envol dans un bourdonnement. Zzzhhhh : l’engin vrombit jusqu’à un comptoir où il marque un arrêt. Clic : alourdi par une briquette, il redécolle, tournoie prudemment puis stoppe à nouveau sa course, dans les airs. Pssschhhh : il redescend net et clac, dépose son chargement, au centimètre près. Nous sommes à l’automne 2011, à Orléans, dans une salle du Fonds régional d’art contemporain Centre. Quatre appareils identiques se relaieront et répéteront la séquence 1 500 fois en quelques jours, pour autant de modules de mousse polyuréthane qui donneront naissance à une structure cylindrique haute de 6 mètres, à la silhouette joliment déhanchée. Plus qu’à l’élégance de la forme, c’est à une beauté singulière qu’applaudit l’assemblée de spectateurs présente au lâcher de la dernière briquette : elle s’incline devant la magie des algorithmes. Elle vient en effet d’assister à la construction de la toute première tour exclusivement réalisée par des maçons fort disciplinés : une escouade de robots volants automatisés. Aux commandes et en coulisses, deux architectes suisses, Fabio Gramazio et Matthias Kohler, accompagnés de l’étonnant ingénieur canadien Raffaello d’Andrea, spécialiste des systèmes autonomes.
Un petit vol vers le futur
Les agiles bâtisseurs sont des « quadricoptères », de petits hélicoptères quadrirotors extrêmement souples, équipés de quatre hélices, d’une batterie, de caméras et de senseurs, entièrement programmés par ordinateur. L’espace du lieu est « mis sous contrôle »1 et les extrémités des briquettes sont encollées en amont. Chaque engin pique dans la mousse avec un crampon bardé d’aiguilles et reçoit, depuis un modèle numérique de la tour, les coordonnées de l’emplacement du bloc à poser. Quand sa batterie se vide, le « quad » retourne se charger à sa base tandis que ses acolytes continuent l’édification. La pièce résultante de la performance, de 6 mètres de haut pour 3,5 de diamètre, a tout de suite intégré la collection du Frac Centre : elle représente déjà un morceau de futur architectural. En raison de l’usage des drones ? Pas directement : s’ils sont certes appelés à s’introduire dans les pratiques des professionnels du bâtiment pour assurer diverses missions de vérification ou de visualisation, il ne faudrait pas voir là la raison essentielle de l’entrée au musée de la tour de briquettes. Du fait de ses courbes avenantes ? Un petit peu : aucune main humaine n’aurait pu en effet ériger une maquette si élevée, si complexe, si balancée, avec un outillage usuel. Non, l’invention principale de l’équipe se situe ailleurs, dans l’inversion du processus : les concepteurs-chercheurs font de l’étape de la fabrication, qui arrive d’habitude plutôt à la fin d’un projet, le point de départ de leur réflexion.
L’espace au temps des algorithmes
Revenons quelques années en arrière pour mieux comprendre la démarche. En 2008, à la Biennale de Venise, Gramazio et Kohler présentaient déjà des murs de briques innovants, érigés grâce à des bras articulés issus de l’industrie automobile. Les ondulations spatiales, tout aussi sculpturales, étaient à l’époque élaborées non pas à l’aide de robots volants, mais de machines partageant avec eux quelques paramètres : un programme informatique en guise de commande, une absence d’intermédiaires entre conception et fabrication, une très grande précision dans l’exécution. « À partir de maintenant, nous ne dessinons plus la forme qui sera au final produite, mais le processus de production même », déclarent les architectes-chercheurs la même année2. En faisant des données des matériaux comme les autres, et de la programmation l’égale de la construction, ces derniers instaurent de nouvelles méthodes de conception. Avec les drones, ils passent à un niveau supérieur : rendant le volume d’un lieu accessible en tout point à des machines, ils ouvrent la voie à des types et des échelles d’intervention inédites. Leurs désirs les plus fous les entraîneraient même beaucoup plus loin puisqu’ils envisagent la tour de 6 mètres comme une représentation d’un village vertical de 600 mètres ! Signalons d’ailleurs que les expérimentations de l’équipe ont déjà donné lieu à des applications concrètes. En briques d’abord, avec la réalisation de claustras pour un chai vinicole dès 2006 ou en 2012, celle de motifs légèrement torsadés en façade du siège social de l’un des plus anciens fabricants de briques suisses, l’entreprise Keller. Leurs réflexions portent désormais sur de multiples pans de la production. Les architectes investiguent d’autres matériaux (bois, béton, granulats, etc.), d’autres formes contorsionnées et surtout divers modes automatisés augurant des structures complexes compatibles avec les impératifs du monde de l’industrie. Ainsi, le potentiel d’innovation le plus convaincant de leurs recherches réside peut-être davantage dans l’énigme qu’ils confient à notre imaginaire. Mais que pourrait bien apporter à l’architecture le contrôle permis par les robots ?
1 Un système de capture de mouvements assure, de manière invisible, le contrôle de l’espace grâce à un réseau de communication sans fil, un logiciel exécutant des algorithmes d’estimation sophistiqués et les gyroscopes et accéléromètres embarqués sur les machines.
2 Gramazio et Kohler dans Digital Materiality in Architecture (2008), cités par M.-A. Brayer dans Flight Assembled Architecture (2013), p.6.