Le destin de la statue de la petite ville d’Alost, à l’ouest de Bruxelles, résume les paradoxes qui interpellent le collectif Rotor. Le monument honore une figure locale, Adolf Daens, un prêtre ayant soutenu les travailleurs des usines de textile dans leur lutte contre l’injustice sociale à la fin du XIXe siècle. Dans les années 1950, la silhouette de l’enfant du pays est fixée sur un socle de pierre bleue, typique de la région. Une cinquantaine d’années plus tard, la sculpture se retrouve juchée sur un dallage de teinte proche… très probablement tout droit venu d’Asie du Sud-Est. Ainsi célèbre-t-on le libérateur de l’ouvrier belge sur une place aux matériaux produits dans des conditions tout aussi désastreuses que celles qui avaient engendré son combat. Cette histoire a été mise en exergue par Maarten Gielen, l’un des fondateurs de Rotor, lors d’une conférence donnée au Centre Arc-en-Rêve le 5 novembre dernier. Elle illustre la posture et l’idéal qui anime le groupe : prêter attention au monde matériel pour comprendre les dynamiques économique et politique contemporaines et penser qu’intervenir sur le premier pourrait bien parvenir à transformer les secondes.
À la recherche d’une alternative sans risques
En dix ans, le collectif a dégainé ses loupes sur toutes sortes d’objets peuplant nos quotidiens, nos placards et nos murs. Il a inspecté les champs de forces que le verre à moutarde, le pot de peinture ou le granulat concassé traversent tout au long de leur vie. Au travers d’expositions, de veilles juridiques ou de projets architecturaux, l’équipe interroge la raison d’être des choses qui nous entourent. Elle enquête sur les impératifs du marketing qui leur donnent naissance, les modes de fabrication et les règlements qui les formatent, les usages qui y laissent des traces jusqu’à leurs abandons qui révèlent nos attachements ou nos indifférences. Les concepteurs pistent aussi les histoires embarquées pour en exploiter le potentiel créatif ou interpeler sur leur sens, lorsque celui-ci paraît aberrant. Eux privilégient le déjà-là, la récup’ et le conseil informé auprès des commanditaires. La capacité critique, les membres de Rotor sont les premiers à l’exercer sur leur propre démarche. Huit années leur ont suffi pour s’apercevoir que si elle parvenait à conquérir la sphère culturelle1, elle était difficilement transposable à tout projet et à tout praticien. Dans le milieu du bâtiment, la professionnalisation du réemploi se présente comme une piste économique, esthétique, narrative même, mais elle se heurte à plusieurs écueils empêchant sa systématisation, comme le temps d’obtention des autorisations, le besoin de stockage conséquent, la demande éparse des clients, et avant tout, le problème de la responsabilité. La stabilité de l’offre leur apparaît dès lors comme le seul objectif viable. Autrement dit, il suffit de… conformer les matériaux d’occasion au sur-mesure, aux garanties et à la livraison le jour J !
Des architectes en déconstruction
Dans cet esprit, naît en 2012 la plateforme web Opalis qui dresse un inventaire d’une centaine d’entreprises belges spécialisées dans les produits de seconde main, prodiguant adresses et conseils à qui veut les acheter, les vendre ou les mettre en œuvre. L’expérience connaît un grand succès et met en évidence les possibilités de la filière comme ses limites : si le secteur existe depuis longtemps, ses pratiques passent beaucoup par le bouche à oreille et restent tournées vers le rustique. En 2014, le collectif lance une structure indépendante, Rotor Déconstruction, qui prend l’exact contrepied de ce marché, en investissant les bâtiments modernes d’après-guerre. « Dans le marché de la location de bureaux à Bruxelles, il est coutume de rénover les lieux à la fin de chaque bail, soit de changer intégralement les intérieurs. La plupart des baux ne dépassent pas les neuf ans », précise Maarten Gielen. Une orientation prometteuse : le premier chantier de la société a extrait 30 tonnes de matériaux, soit bien plus qu’en dix ans de projets d’aménagement ! Un an et demi plus tard, les volumes dépassent les 200 tonnes. L’activité adopte une logique économique sans risques : des partenariats avec des promoteurs assurent « un flux de bâtiments » à désosser2 et seuls sont démantelés les produits pouvant être vendus à un tarif couvrant les frais de démontage. Avant restructuration, le collectif visite les bureaux en usage, numérote les cloisons, carrelages ou poignées réutilisables et contacte grossistes et marchands. Au moment-clé, il s’installe sur place pendant deux ou trois semaines, attendant les acheteurs et transformant ainsi les lieux du démantèlement en stockage, atelier et showroom. Le prix est fixé selon la quantité, l’originalité et l’effort à produire pour descendre les pièces et les conditionner. L’œil de Rotor fait le reste : en amont, l’équipe a repéré les éléments intéressants d’un point de vue technique et architectural, sans perdre de vue leurs marchés d’écoulement. Certains objets partiront subir quelques remises en forme avant de réintégrer un circuit commercial. D’autres seront démontés et proposés dans le respect de leur composition d’origine. Volume conséquent, vente directe, prix négociés, création de valeur ajoutée : et si le réemploi avait trouvé une voie pour sortir de la marginalité ?
1. Rotor s’est fait connaître à la Biennale de Venise 2010 en exposant des morceaux d’architecture patinés, questionnant l’usure et la manière dont elle influence nos usages. Au-delà des expositions, il intervient beaucoup en aménagement intérieur et scénographie, dont l’une en 2011 pour OMA. Le travail du collectif s’incarne également dans des formes studieuses (un doctorat explicitant les circuits des matériaux de construction) ou administratives (des lettres de réaction ou propositions envoyées aux ministères pour tenter d’infléchir les réglementations).
2. Rotor s’est associé à trois promoteurs bruxellois lui garantissant trois chantiers par mois environ. Un argument facilite les négociations : la démarche de déconstruction est compatible avec les certifications environnementales internationales.