En dix ans, vous avez photographié plus de 150 movie palaces. Pouvez-vous nous raconter les débuts de ce projet ?
Lorsque nous avons débuté l'exploration urbaine au début des années 2000, il y avait toujours des ruines à Paris. L'urbex, c'était le 13e arrondissement encore complètement délabré, c'était l'île Seguin dont il est sidérant de se dire qu'elle a été rasée totalement, alors que quasiment vingt ans avant nous, les Italiens avaient sauvegardé l'usine automobile du Lingotto à Turin. Très vite, nous avons eu un sentiment d'urgence : prendre en photo ces édifices qui disparaissaient très rapidement avait un sens. Notre attention s'est alors tournée vers les États-Unis où quelques explorateurs commençaient à émerger sur Internet. Nous étions en particulier fascinés par Détroit, la capitale des ruines avec sa gare démesurée, ses gratte-ciels dans un état d'abandon incroyable. C'est le premier gros projet que nous avons fait ensemble. C'est aussi là que nous avons photographié notre premier movie theater, en 2005, l'United Artist Theater, au flamboyant style gothique espagnol.
À vous lire, on a l'impression que pour chaque movie theater photographié, il y a une enquête acharnée pour remonter sa piste. Comment fonctionnez-vous ?
À chaque fois, c'est un travail de recherche, qui a principalement été rendu possible par le site internet Cinema Treasures qui recense les cinémas autour du monde, en particulier aux États-Unis. Concrètement, cela signifie explorer des milliers de pages internet. L'un de nous commençait par la lettre A, l'autre par la lettre Z, et nous remontions l'alphabet, en sélectionnant les théâtres qui nous semblaient intéressants, c'est-à-dire fermés et non démolis. Ensuite, avec l'adresse, il fallait tenter de voir sur Google Street View ce que le lieu était devenu. Tous les explorateurs n'ont pas cette méthodologie, certains vont davantage sur le terrain, mais nous travaillons sur des sites non balisés. Dans le cas des movie theaters, nous avons été pendant longtemps les seuls à nous y intéresser. Nous avons passé beaucoup plus de temps, soit des années en temps cumulé, sur un ordinateur, à chercher des ruines, que sur place à prendre des photos !
Ce type d'architecture peut donc se repérer sur Internet. Comment exactement ?
Souvent les auditoriums sont des boîtes en briques, très ingrates de l'extérieur, sans fenêtres. Le décor est posé, accroché à ce cube par des structures métalliques. La meilleure manière de savoir si un movie theater existe toujours, c'est déjà de le regarder du dessus. Lorsque sur Google Street View on s'aperçoit que des fenêtres ont été percées sur le corps du bâtiment, cela signifie souvent que tout a été vidé, réaménagé, et qu'il ne reste plus rien. Il y a plusieurs configurations, mais avec la vue en 3D, on obtient déjà de petits indices, on a confirmation que le bloc existe toujours, parfois qu'il n'en reste plus que la façade. Les vues aériennes sont donc très utiles, c'est même grâce à elles qu'en 2011 nous avons déniché l'une de nos plus belles trouvailles : le Girard Theater, à Philadelphie, en repérant de haut un cube qui nous semblait ressembler à une salle de spectacles. Au final, nous avons quasiment parcouru toutes les villes virtuellement, via les photos aériennes.
« Ce qui est jubilatoire dans le cas de l'exploration urbaine pure, c'est que tu ne demandes jamais rien à personne. »
Et sur place, comment faites-vous concrètement ?
Ce qui est jubilatoire dans le cas de l'exploration urbaine pure, c'est que tu ne demandes jamais rien à personne. La seule autorisation, tu te la donnes, c'est celle de rentrer par une fenêtre, de grimper par-dessus une barrière. Cela génère toujours une petite adrénaline, mais finalement plus simple à gérer que celle de demander dix fois la permission d'entrer à quelqu'un qui persiste à te la refuser. Or dans le cas des théâtres, il est presque obligatoire de passer par une autorisation, dans le sens où ce sont des bâtiments dans lesquels tu peux très difficilement pénétrer, de vraies huîtres, sans fenêtres, avec très peu d'accès, en pleine ville. C'est là que les vraies difficultés commencent, puisque personne n'est tenu : d'une, de te dire la réalité de l'état intérieur de chaque salle, de deux, de te donner accès au lieu. Il faut donc passer par l'interaction humaine, et en cas de refus, s'acharner. On te dit non, non, non et puis finalement, plusieurs années après, c'est « ok, les gars, cette-fois ci c'est bon pour vous ». Mais certains jours, cela entraîne une grosse frustration, l'impression d'être un représentant qui tape aux portes et passe son temps à essuyer des refus.
Une autre contrainte semble être l'éclairage de ces sites abandonnés, très sombres…
Les cinémas sont par définition des salles obscures : les éclairer est plus une nécessité qu'un parti pris artistique. Toute la difficulté est d'arriver à une lumière d'ambiance qui ne tue pas l'atmosphère du lieu, de garder par exemple la luminosité verdâtre et brutale de néons d'entrepôt de stockage par exemple, qui n'est pas l'éclairage glamour de la salle de départ. En plus d'emporter chambre et trépied, nous nous déplaçons donc avec des projecteurs et une batterie. Pendant longtemps, c'est d'ailleurs la première chose que nous faisions en arrivant aux États-Unis, aller dans un AutoZone [commerce spécialisé dans l'équipement automobile, Ndlr] acheter une batterie de voiture, que nous avons ensuite remplacée par celle d'une tondeuse à gazon, moins volumineuse. Ce protocole rend par ailleurs les prises de vues lentes. À partir du moment où il y de la lumière, tout est plus facile, alors que dans le cas des movie theaters il faut s'armer de patience, puisqu'il faut parfois une heure et demie pour sortir une image.
À travers ces salles oubliées, votre livre raconte aussi l'histoire du cinéma. Qu'est-ce-qui relie toutes ces architectures ?
Dans les années 1920, ces salles constituaient une sorte de transition entre le théâtre et le cinéma, conçues à l'origine pour une multitude d'usages : vaudeville, pièces de théâtre, spectacles de magie, matchs de boxe et enfin cinéma. L'écran est donc minuscule par rapport à leur taille. À Paris, nous avons le Grand Rex, qui est vraiment un movie palace à l'américaine et l'un des derniers survivants de cette époque, avec un faux ciel, 3 000 places, d'ailleurs codesigné par l'architecte américain John Eberson, qui a par exemple aussi conçu le Loew's 46th Street Theater de Brooklyn… Mais c'est une salle tardive, qui date des années 1930 et dont l'écran reste assez grand et confortable, ce qui a assuré sa survie. Entre-temps, lors de la crise de 1929, le cinéma devenu parlant a supplanté tous les autres loisirs, aussi à cause de sa rentabilité, car c'est un médium reproductible, dont les bobines peuvent passer d'un cinéma à l'autre. Les movie theaters sont alors victimes de cette dématérialisation toujours plus avancée, qui se prolonge aujourd'hui avec les plateformes de type Netflix, celle de l'individualisation des loisirs, qui nous conduit aujourd'hui à avoir chacun un petit écran dans notre poche.
« Ces salles sont les vestiges d'une véritable industrie cinématographique, avec des bâtiments érigés par milliers… »
En feuilletant votre livre, on a l'impression que les movie palaces abandonnés sont innombrables. Pourquoi sont-ils si nombreux ?
Ces salles sont les vestiges d'une véritable industrie cinématographique, avec des bâtiments érigés par milliers par les grands studios hollywoodiens et sur tout le territoire des États-Unis. Au départ, le cinéma Paramount n'avait en effet pas le droit d'exploiter les films de la Fox et vice versa. Cela a amené à la construction d'un nombre impressionnant de salles. Souvent cinq ou six d'entre elles se faisaient face dans la même rue, la Paramount en face de la Warner, etc. Ce système a été dézingué en 1951 avec un jugement rendu contre ces monopoles : d'un coup, les studios ont du lâcher leurs salles, ce qui a complètement bousculé cette industrie. Or à la même époque, la télévision entrait dans les foyers américains. En 5 ans, 95 % des foyers en ont été équipés. En parallèle, l'utilisation de la voiture progressait, les gens commençaient à bouger vers les banlieues, dès la fin des années 1940, les malls y apparaissent, avec des multiplexes, plus de salles, plus de confort, un programme plus diversifié, etc. En à peine une décennie, ce bouleversement urbain a tué ces salles, qui se sont retrouvées obsolètes d'un coup. À la fin, lorsqu'elles ont fermé, il n'y avait parfois, lors de leur dernière séance, qu'une quinzaine de spectateurs dans des auditoriums de plusieurs milliers de places.
Vous comptez parmi les pionniers de l'urbex. Après Détroit ou l'île japonaise de Gunkanjima, après les movie theaters, quelles seront vos prochaines aventures ?
Nous continuons à nous intéresser aux paysages industriels et postindustriels. Ce ne sont pas ceux qui attirent le plus les explorateurs, plus friands d'expériences chargées en glamour, villas et manoirs abandonnés, prisons ou asiles psychiatriques en ruines. Ce sont souvent des histoires individuelles, tandis que ce qui englobe une destinée collective nous a toujours davantage émus. Nous nous inscrivons donc plutôt dans la lignée de Bernd et Hilla Becher [un duo de photographes allemands qui ont marqué l'histoire de la photographie avec leur inventaire documentaire du bâti technique, des châteaux d'eau aux hauts-fourneaux, Ndlr]. Depuis le début, nous menons ainsi un recensement des formes industrielles sans limitation géographique, des centrales électriques néo-médiévales de l'Argentine, à celles, en style flamand des États-Unis. Tout cela participe d'une mondialisation de l'architecture, et pour les mettre en parallèle, il va falloir aller prendre des photos un peu partout…
Movie Theatres n'est pas qu'un livre, c'est un pèlerinage parmi les vestiges du cinéma hollywoodien de la première moitié du XXe siècle. Depuis 2005, Yves Marchand et Romain Meffre traquent, sur tout le territoire des États-Unis, ces édifices auxquels ils offrent un seconde vie grâce à leur chambre photographique 4 × 5 pouces. Un ouvrage surprenant, à mettre entre les mains des amateurs d'architecture, de cinéma, de photographie, d'urbex...
Movie Theatres, Yves Marchand, Romain Meffre et Melnick Ross, éditions Prestel Verlage, 2021, anglais, 304 pages, 29,5 × 36,5 cm, 78 euros