Les lecteurs de la première heure d'Architectures À Vivre auront peut-être reconnu son trait. Jean-Pierre Lyonnet était là dans le tout premier numéro1. Son « carnet de croquis », réalisé en duo, faisait visiter un quartier d'une trentaine de maisons des années 1930, édifiées par un entrepreneur atypique de Dunkerque. L'article prolongeait son guide architectural Villas modernes : banlieue ouest 1900-1939, paru trois ans plus tôt, qui offrait une découverte des maisons remarquables de l'ouest parisien. Associant carte de repérage, dessins de l'état originel et descriptions, l'ouvrage invitait à une belle promenade savante. Vingt ans plus tard, le dessinateur cherche toujours à tordre le cou à l'indifférence des passants et à faire lever les têtes pour qu'elles observent les qualités des paysages urbains.
LA GUIMARDISE COMME VERTU CARDINALE
Né en 1952, Jean-Pierre Lyonnet est d'abord un grand promeneur. « C'est Hector Guimard qui m'a amené à marcher et à dessiner », explique-t-il. Leur rencontre a eu lieu autour de 1969, aiguillonnée par la campagne de soutien qui avait tenté de sauver le Castel Henriette, une villa édifiée à Sèvres, au tournant du XXe siècle : « Son architecture, asymétrique, induit un déséquilibre dans le regard qui m'intriguait, et qui, étonnamment, me semblait familier. » Depuis, le dessinateur a affiné son approche au contact des œuvres de l'architecte.
« On ne peut pas dessiner Guimard ! Rendre la manière dont les formes disparaissent dans la matière est impossible ! », sourit-il.
Le cas Guimard présente en effet plus de circonvolutions qu'escomptées, la mise en perspective de ses courbes résistant à son crayon. Autre difficulté, les plans, correspondances et œuvre bâtie de l'architecte ont largement disparu. Avec 26 projets détruits sur 53 réalisés, Guimard est « le champion incontesté de la destruction en France »2 - son palmarès excède largement celui d'Auguste Perret (6 sur 76), d'André Lurçat (3 sur 102) ou de Le Corbusier (9 sur 74), ce qui révèle au passage une patrimonialisation qui a davantage profité aux modernes. Paradoxalement, ces obstacles ont nourri plutôt qu'anéanti la démarche du dessinateur, en l'incitant à se lancer dans des recherches historiques. En l'absence de plans originaux, quand seules subsistent des photos en noir et blanc, retrouver l'organisation intérieure, la logique des toits ou la couleur des lieux a tout d'une enquête policière. Dans ce processus, le dessin se fait outil de savoir et les archives, trésor d'indices. Tout à son étude graphique, l'historien croise les documents pour reconstituer l'œuvre disparue.
ENQUÊTE SUR LES ASSAUTS DU TEMPS
Guimard n'était que le commencement d'un processus. Et de l'aveu du dessinateur, son trait sied mieux à certains partis architecturaux : les volumes, la matière, l'ombre et la lumière, les lignes de fuite s'y prêtent à merveille. Claude-Nicolas Ledoux l'impressionne par le dépouillement de son architecture, son traitement très graphique, qu'il juge unique en son siècle, le XVIIIe. Le Corbusier le captive autant qu'il l'effraie par l'étonnante actualité de ses créations, plus de cinquante ans après sa mort. Aimanté par la radicalité de telles œuvres, le dessinateur questionne leur devenir - d'où son décompte des destructions des uns et des autres. Considérées ensemble, ses enquêtes dessinées ont à cœur de révéler des œuvres en prise avec le temps qui passe. Qu'elles aient été détruites pour avoir été réalisées au mauvais moment, comme les « Propylées de Paris » - les barrières d'octroi réalisées entre 1785 et 1788 par Ledoux, à peine construites, déjà malmenées par l'embrasement révolutionnaire. Qu'elles aient été abattues, en dépit de l'implacable instinct de protection de leur auteur, comme les quelques-unes de Le Corbusier, pour certaines détruites quand il était au faîte de sa carrière. Qu'elles aient été encensées un temps, avant d'être complètement oubliées, comme les réalisations Art déco de Charles Siclis, un architecte et décorateur haut en couleurs, vedette des publications des années 1920 et 1930, dont il ne reste rien, pas même la notoriété. Qu'elles aient été oubliées un temps, puis encensées à nouveau, comme les œuvres de Guimard, largement détruites, redécouvertes puis célébrées, non sans l'intervention de fervents « hectorologues » dont il fait partie3. En un sens, le dessinateur cherche à élucider les mystères de la postérité.
BANDE ORIGINALE
Les architectures de Jean-Pierre Lyonnet sortent rarement seules : les entrées d'usines anglaises marchent par trois, les balcons de Paris s'alignent par douze, quand les portes d'octroi de la capitale forment une belle troupe de près de cinquante congénères. Le goût de la collection, l'illustrateur le tient de l'enfance. Avec un air amusé, il raconte comment garçonnet, il connaissait déjà toutes les espèces de chauve-souris répertoriées dans les deux tomes du Larousse de la bibliothèque familiale.
« Certains milliardaires collectionnent les maisons de Mallet-Stevens. Moi, je n'ai pas autant de moyens, mais je suis un vrai collectionneur virtuel… de revues et d'archives ! », plaisante-t-il.
L'art de l'inventaire n'est pas qu'une obsession tenace, il est structurant de sa réflexion sur l'architecture. En présentant les édifices en série, le dessinateur soumet les objets à une méthode quasi scientifique. Mais ses séquences célèbrent moins la répétition qu'elles ne mettent à l'honneur la force de création dans des variations sur un même thème. En se consacrant aux destins incertains des œuvres, en révélant l'unique par le multiple, l'historien dresse les contours du legs peut-être le plus fécond de la modernité : il cerne ce qu'est une invention architecturale, portée par un auteur identifié et fondée sur une singularité capable de survivre à l'effondrement des murs. Longue vie à l'audace !
1. B. Dupont et J.-P. Lyonnet, « L'excentrique de l'Excentric », Architectures À Vivre n°1, juillet-août 2000.
2. Guimard perdu : histoire d'une méprise, p.12.
3. En 2003, le dessinateur fonde le Cercle Guimard pour promouvoir l'œuvre de l'architecte. L'association réunit aujourd'hui 400 adhérents.
⇒ Article paru dans Architectures À Vivre 105 spécial lofts et appartements