L'endroit est plutôt insolite. Nous sommes au milieu des champs. Décrivez-nous ce lieu et la façon donc il reflète vos activités.
Au départ, il y a à peine une dizaine d'années, je louais seulement une partie de l'un des deux bâtiments qui servait au stockage des tout premiers éléments de la collection. Des trolleys d'avions de ligne, des panneaux de piscines Tournesol de Bernard Schoeller, des panneaux intérieurs d'Airbus, un bloc sanitaire de Perriand pour les Arcs 1800… Petit à petit, j'ai pu avoir l'ensemble de ce premier bâtiment et Jessica m'a rejoint. Maintenant, c'est la partie réserve et atelier de restauration. Et puis le bâtiment d'en face s'est libéré. Ce local était au départ un poulailler industriel que le producteur avait construit dans les années 1960, avec les parpaings de ciment qu'il avait fabriqués lui-même, un par un, jour après jour. Puis c'est devenu un magasin de déstockage de mobilier et de déco pour la maison. Il y avait tout et n'importe quoi. Aujourd'hui, c'est la partie exposition de notre collection. Nous avons tout fait pour que l'endroit devienne visitable. Ça a été un gros chantier de nettoyage. Notre galerie d'architecture est enfin visible, tout comme les ateliers. La collection évolue au fil des entrées et des sorties des modules que nous récupérons et restaurons ici sur place. Certains sont laissés en l'état et présentés comme des vestiges. Nous avons beaucoup de place, et au-delà de l'espace, ne pas être à Paris permet une grande liberté et une indépendance par rapport aux autres galeristes.
Comment est née cette collection qui rassemble des exemples d'architecture utopiques du XXe siècle, complets ou partiels ?
C'est ma collection et mon cerveau, mais Jessica est venue me rejoindre sur le projet de restauration. Depuis nous partageons nos vies. On peut dire que c'est une œuvre complète. Tout a commencé en 2014 avec l'achat d'un Tétrodon [habitat mobile et modulable de la fin des années 1960 conçu par Jacques Berce avec Henri Ciriani, NDLR] récupéré dans un squat près de Toulouse. C'était comme s'il était sorti d'un livre de science-fiction. Je me suis rendu compte que ces architectures utopiques existaient vraiment. Comme j'ai l'âme d'un collectionneur, je suis parti à la chasse de ce que j'appelle des « vestiges du futur ».
Qu'est-ce qui vous fait vibrer dans cette architecture utopiste, futuriste et modulaire ?
Tout d'abord qu'il s'agisse d'une discipline à la frontière de l'art, du design et de l'architecture. Qui plus est au milieu des années 2000, l'antiquaire Axel Vervoordt de la galerie Kanaal à Anvers - cet antiquaire de renommée mondiale, qui a vraiment une esthétique incroyable -avait organisé, en collaboration avec la galerie parisienne Kugel, une exposition sur Nicolas Landau. C'était un vendeur qui s'inscrivait dans la mouvance surréaliste et qui était surnommé le « Prince des antiquaires », le « spécialiste de l'invendable ». Il est considéré comme l'inventeur du cabinet d'amateur moderne. Je me passionne pour cet homme qui n'est plus connu aujourd'hui alors qu'il a eu son âge d'or dans les années 1920 à 1950. Il parlait 10 langues, était très médiatisé. Il était célibataire, sans enfants. Pour lui, il n'y avait sûrement pas de place pour les humains, pour tout autre engagement que celui de sa passion. Sa collection rassemble les plus belles antiquités au monde ! J'ai lu sur lui et me suis rendu compte que, comme lui, ce qui intéresse les autres ne m'intéresse pas et me fait systématiquement fuir. Il m'est arrivé de recaler des galeristes venus me voir ici. Lorsqu'ils commençaient à faire un parallèle avec l'histoire de Prouvé, par rapport à l'architecture et à la spéculation, j'écourtais la discussion. La Bulle 6 coques de Jean-Benjamin Maneval et la maison Futuro de l'architecte finlandais Matti Suuronen sont les exemples les plus connus, mais il existe tout un courant architectural à explorer. Il faut faire avaler la pilule aux gens, comme quoi c'est beau, même si ce n'est pas signé. Je veux aussi faire passer le fait que c'est beau même si ce n'est pas fini. Je ne suis pas du tout à la recherche de la signature, mais je veux mettre en lumière des choses devant lesquelles on passe sans vraiment les remarquer, comme les piscines Tournesol ou les modules Algeco.
« Comme un Indiana Jones, j'ai l'esprit d'un chasseur collectionneur. La partie découverte des vestiges reste la partie la plus exaltante »
En quoi consiste l'activité d'une galerie comme celle-ci ?
Ici, c'est une plateforme de recherche sur les modules, l'architecture et le stockage de la collection qui évolue. Dans notre travail, il y a l'historique, à savoir l'archive et la documentation ; le sauvetage, la restauration ou non d'ailleurs, et l'exposition. Comme un Indiana Jones, j'ai l'esprit d'un chasseur collectionneur. La partie découverte des vestiges reste la partie la plus exaltante ; c'est d'un intérêt historique et patrimonial de taille. Je fais de « l'archéologie du futur ». Ce qui me motive aussi, c'est toute cette logistique, les grands entrepôts. Et selon le projet d'exposition, nous allons plus ou moins restaurer, voire pas du tout. J'aime l'idée de garder des versions « archéo-Pompéi », comme si le module venait de sortir de terre, et de le présenter avec une simple mise en lumière. Récemment, il y a eu l'arrivée des vestiges de la galerie Atelier Sommarti à Bruxelles, créée par le sculpteur Mario Sommarti, qui n'était pas prévue. Là, on est purement dans l'art, mais c'est la dimension insolite qui nous intéresse. C'est pourquoi nous ne nous limitons pas à l'architecture.
C'est rare de faire tout ce travail de A à Z…
Pour l'instant, on n'a pas les moyens de faire autrement ! Et je tiens absolument à m'occuper de la direction artistique.
Ça ressemble à quoi cette chasse aux vestiges du futur ?
Le réseau, pour récupérer, est comme une étoile. Il y a les graines que l'on a semées depuis longtemps et les chaînes à ne surtout pas rompre. Il y a quelques années, quand j'ai récupéré le Tétrodon, un ami me parle de la première bulle de Maneval… Ça m'a mis dans la merde financièrement. Il fallait trois camions, trois grues… Puis les modules Algeco et les piscines Tournesol se sont présentés. Je n'ai jamais rien refusé ! Puis, au moment de la livraison de la Bulle 6 coques, on me parle d'un module de salle de bains Arcs de Perriand. Pour la récupérer, il fallait aller en Haute-Savoie en plein hiver, sans pneus neige, avec une remorque de 7 mètres. Mon ami m'a dit : « Il faut que tu y ailles, tu ne peux pas rompre la chaîne. » Sur ce, je suis allé la chercher. Avant d'avoir le lieu, j'ai stocké comme je pouvais. Et parfois, on reçoit des cadeaux. Récemment, on nous a contactés pour la restauration d'une Bulle 6 coques en très mauvais état. Le devis aurait été trop élevé et trop consommateur de temps. On a refusé de le faire mais on nous l'a donnée. Quand on est allés la chercher, on nous a demandé si on avait la place sur le camion et on nous a aussi donné deux Hexacubes de Candilis.
« Ici, c'est une plateforme de recherche sur les modules, l'architecture et le stockage de la collection qui évolue. »
Comment fait-on sa place parmi les grands noms des galeries d'architecture ?
À l'origine, j'avais seulement une collection qui aujourd'hui se transforme. Nous exploitons cette collection car le but est de la faire vivre. L'idée, ce n'est pas qu'ici devienne un musée statique, mais que ce soit un laboratoire où l'on stocke, met en scène et en lumière pour présenter les modules. Nous sommes devenus marchands mais dans l'avenir, nous pourrions imaginer des partenariats. Pour l'instant, nous avons la chance de choisir nos clients. Nous n'avons pas envie de juste prendre l'argent sans histoire à raconter. Et puis, quand la Cité de l'architecture te propose d'acheter une pièce pour la mettre dans la collection permanente d'un musée national, tu as presque envie de la vendre à l'euro symbolique tellement c'est glorifiant ! Ces « tuiles » de piscine Tournesol sont des pièces qui par ailleurs n'intéressent personne ! Nous avons aussi des clients qui exposent de grands noms de l'art contemporain et achètent des modules Algeco 2002.
Vous avez envie de garder certaines pièces ?
J'aimerais trouver un autre lieu où garder ma collection et la faire vivre pour le grand public. Vivre dans le sens qu'on puisse dormir dedans. J'adorerais faire ça dans une forêt. Ou plugger une Bulle 6 coques sur le toit-terrasse d'un immeuble pour en faire une chambre d'hôte. J'aimerais créer ce secteur qui n'existe pas encore, susciter l'intérêt.
Parmi les objets insolites, celui-ci a l'air pas mal dans son genre…
Dans la série « invendable », il y a le Sinclair, un petit véhicule anglais fabriqué en 1985 et dont la fabrication s'est arrêtée… en 1885. C'est un peu l'ancêtre de la trottinette électrique. Il était fait pour les hommes d'affaires londoniens, pour aller à leur rendez-vous en costume avec un petit véhicule électrique. On pouvait mettre son attaché-case à l'arrière. Mais il était très bas et finalement pas très pratique pour circuler. On est dans le pur esprit « fiasco ». Ici ce pourrait être le « musée des perdants ».
C'est le projet d'une vie ?
Pour le moment, on ne sait pas s'il y aura une fin. Mais tant qu'il y a des étoiles, ça peut continuer…
C'est la surface du terrain de jeu de Recours Exploration. Deux entrepôts se faisant face au beau milieu de la plaine de la Beauce. Le paysage est minimaliste, à l'image des mises en scène concoctées par « l'archéologue du futur ».
Une galerie comme une réserve de musée où sont mis au jour les vestiges et rebus de la conception modulaire dont les années 1960 et 1970 avaient raffolée, puis vite abandonnée, crise pétrolière de 1973 aidant.
PROPOS RECUEILLIS PAR LUCIE CLUZAN
Visite sur rendez-vous
Le Pavé de Mézières, route de Pithiviers, 45340 Juranville
Instagram : @julienrecours
Cette actualité est à retrouver dans notre numéro spécial À VIVRE#123 !