« Be proud of your name », « Be what you are » : à leur écoute dix ans après, ces appels à rester fier de son nom et fidèle à soi-même touchent encore le « Jimmy » qui sommeille en nous. Le Jimmy originel, chanté par Moriarty, est un Américain du siècle passé, qui a quitté sa ferme natale, laissant derrière lui des bisons inconsolables. Un exil d'antan qui a conduit le groupe au succès vers la fin des années 2000. Il a aussi fait de Stephan Zimmerli l'un des architectes les plus écoutés au monde : 8 millions de vues sur YouTube pour ce seul clip, bien devant n'importe quelle star de la profession, encore un peu loin tout de même des Pink Floyd. Car le compositeur, bassiste et contrebassiste fait lui aussi partie de la famille des architectes aux profils artistiques mixtes. Sur scène, il est Zim Moriarty, mais dès qu'il en redescend, il donne des cours, travaille avec son frère dans une agence d'architecture ou avec Marc Lainé au sein de la compagnie de théâtre La Boutique obscure. Cette dernière dénomination ne doit rien au hasard : dans le sillage des rêves de Perec et des itinérances de Modiano1, Zimmerli fait sienne la capture des traces, des indices et des troublantes relations. À quarante-trois ans, ce créateur tisse des fils entre l'architecture, la photographie, le dessin, la scénographie, l'enseignement et la musique pour se composer « un métier qui n'a pas de nom », mais qui a un « it2 » reconnaissable : la vibration.
DES GRISONS AUX BISONS
Ces fils créatifs, Zimmerli les a patiemment tissés ensemble. À dix-huit ans, l'intéressé serpente (déjà !) entre trois voies : le jour, il va à la fac de mathématiques, pour rassurer sa famille qui aimerait bien le voir devenir ingénieur ; la nuit, il apprend à dessiner ; et dans les intermèdes, il fonde avec plusieurs amis le groupe Moriarty. Dessin à Penninghen ; graphisme, scénographie, photographie, design aux Arts déco, puis architecture à Paris-Belleville : l'étudiant étend peu à peu sa palette créative, avec un emploi du temps toujours bien rempli. Le jour, il étudie l'architecture ; la nuit, il monte des scénographies de théâtre. L'enseignement délivré à l'école d'architecture parisienne, très abstrait, le déstabilise toutefois. Un peu par hasard, il entend parler de Mendrisio, une petite ville dans les Alpes suisses où s'est ouvert autour de 2000 une sorte de nouveau Bauhaus renouant avec un savoir-faire artisan. Il y passe deux ans à façonner son approche dans l'atelier de l'architecte Peter Zumthor, futur prix Pritzker. Il en retient le travail sur l'atmosphère, la mémoire, le corps, l'intuition, joints à une pensée du « faire à la main » et à une exigence constructive. Cette inclination pour le geste et le ressenti immédiats rencontre naturellement l'univers du théâtre, mais l'éloigne de « l'autoroute des agences », du moins de celles qui segmentent la conception et se passent de plus en plus de l'outil dessin. C'est alors que la musique vient le rattraper quand, en 2006-2007, Moriarty voit « une route qui s'ouvre » devant lui. L'excitation des concerts et des voyages au bout du monde ou le silence monastique des montagnes suisses ? C'est ainsi que Zim n'a pu dire « oui » à l'appel des Grisons.
À L'ÉCOUTE DE L'ARCHITECTURE
Des études archéologiques ont montré que les premiers hommes faisaient des marques aux endroits les plus résonants des grottes, là où se produisaient les échos les plus intenses3. C'est dire si la dimension sonore de l'espace est une ancienne question d'architecture. L'histoire de la discipline a surtout retenu le pavillon Philips de 1958 conçu par Iannis Xenakis : il y expérimentait une synthèse de l'architecture, des sons et de la lumière, par une approche géométrique, aux côtés de Le Corbusier et d'Edgar Varèse. Mais le XXe siècle a approfondi la compréhension du phénomène acoustique à travers diverses approches : de la révélation de la spatialité par les sons (John Cage ou Karlheinz Stockhausen), à la transformation de la perception de l'espace « ambiant » (Erik Satie ou Brian Eno) jusqu'à la valorisation des « paysages sonores » comme traits de culture (Raymond Murray Schafer). Héritière de ces expérimentations, l'architecture contemporaine valorise désormais une conception assez englobante de l'espace, qui mêle les sensations tactiles, l'ambiance lumineuse, la température, les souvenirs… Cette perception « atmosphérique » théorisée par Zumthor, Stephan Zimmerli l'a pleinement éprouvée au cours de sa vie musicale. Entre 2006 et 2016, Moriarty a joué dans vingt-cinq pays, au rythme d'un concert tous les deux soirs ou presque. Pendant ce grand voyage, le musicien dessine de mémoire les plans et coupes des salles, il travaille le son et incite sa bande à entrer en résonance avec des lieux à la réverbération singulière : un glacier à 2 000 mètres d'altitude, une mine d'argent ou la chapelle de Ronchamp dans laquelle… les membres du groupe ne s'entendent pas jouer ! Le temps de réverbération y est tellement fort - un idéal pour la musique liturgique, moins pour le folk - qu'il les contraint à jouer une note sur quatre, voire sur huit, la chapelle jouant la suite. Et la température y est tellement glaciale, en ce soir d'hiver, que les musiciens sont tous blottis les uns contre les autres sur la scène. « On s'en rappellera de Le Corbusier ! », sourit-il.
L'ÉVEIL D'HISTOIRES EN DORMANCE
En 2016, le groupe sort un ultime album avant une mise en sommeil, Epiphany, fondé sur un jeu de pistes. Les fans étaient invités à chercher quatorze amorces de chansons, « plantées comme des graines » dans des lieux choisis pour leur potentiel mémoriel, sinon spirituel : une chapelle de Zumthor, un cimetière ottoman, un dolmen celte ou l'abord d'une chute d'eau dans les Alpes, à l'endroit où Conan Doyle a situé la mort de Sherlock Holmes et de son ennemi juré… Moriarty. L'année suivante, le livre-CD Echoes from the Borderline retrace les souvenirs des dix ans de tournée : le recueil à la patine travaillée est tiré des archives de Stephan Zimmerli, lequel dessine, photographie et écrit continûment. Cette saisie permanente d'instants et leurs mises en scène sont deux incarnations de la « mnémotopie » qui le tient en éveil, un art de la vibration mystérieuse entre le temps, l'espace et l'imaginaire. Aujourd'hui, pour mieux se retrouver dans ses projets, il dresse une carte avec quatre cercles comme si quatre pierres avaient troublé une eau dormante : ici, l'architecture ; là, le son ; là, la fiction et au milieu, ce qui fait le lien, le dessin. Plus le temps passe, plus le concepteur cherche à investir les zones d'interférence entre les cercles. En 2017, il a offert avec son groupe une performance hybride inaugurant cette nouvelle direction. Lui, juché sur un escabeau à plus de quatre mètres de hauteur, esquissant le profil d'un gratte-ciel inspiré de Hugh Ferriss4, un pinceau amplifié à la main, donnant le tempo aux musiciens en contrebas - la perspective n'est pas sortie indemne de ce corps à corps musical ! Depuis l'an passé, un projet conjugue ses inclinations. Le guitariste de rock Rodolphe Burger lui a passé commande - à lui et à deux architectes musiciens - d'un « studiolo », un refuge en bois destiné à l'écriture musicale. Le voilà invité à formaliser une architecture fondée sur la réverbération, « où chaque moment de dessin crée un son, où chaque moment de musique crée du dessin » . Alors, que les habitants des Vosges ne s'étonnent pas s'ils voient surgir de cette chambre d'échos grandeur nature les descendants des buffles d'Amérique.
1. En 1973, Georges Perec publie le livre La Boutique obscure, dans lequel il retranscrit 124 de ses rêves. En 1978, Patrick Modiano publie Rue des Boutiques obscures, dans lequel un homme ayant perdu la mémoire part à la recherche de son identité.
2. Moriarty doit son nom à Sur la route de Jack Kerouac. Dean Moriarty est le compagnon de virée magnétique, à la recherche de son « it », une quête d'absolu qui le pousse en avant.
3. Voir une synthèse de cette histoire dans Jules-Valentin Boucher, Construire l'écoute, Architecture & musique, influences réciproques, mémoire de master, ENSA Versailles, 2017.
4. Hugh Ferriss est un architecte perspectiviste américain (1889-1962) connu pour le dessin de ses tours Art déco publiées dans La Métropole du futur en 1929, ayant inspiré Gotham City.
► Article paru dans Architectures À Vivre 111 : Intérieurs d'architectes