Vue de France, la scène a quelque chose de très British : fin 2009, un architecte aux tempes grisonnantes, historien, professeur à l'université de Cardiff, auteur d'une quinzaine d'ouvrages sur l'architecture, grand connaisseur du modernisme et des œuvres d'Alvar Aalto et Jørn Utzon, participe à un concours de talents à la télévision britannique ! Richard Weston fait partie des douze heureux finalistes d'une compétition organisée par la marque de tissus Liberty, qui a attiré des centaines de créateurs en herbe dans le pays.
Sa proposition de motifs est tirée de superbes photographies de matériaux, minéraux et roches prises au microscope, qui se retrouveront l'année suivante sur des foulards vendus jusqu'au Bon Marché à Paris.
Nul n'aurait imaginé un tel destin pour ces images, surtout pas l'intéressé ! Tout a commencé quelques années plus tôt, en 2003, lorsqu'il est tombé nez à nez avec une ammonite en vitrine d'un magasin de Cardiff. Les stries joliment régulières de la coquille lui valent de finir dans la besace du promeneur. Le fossile rejoint les feuilles, plumes et divers autres objets que l'historien recueille pour les soumettre à des examens méticuleux. Avec son scanner numérique, il essaie d'en comprendre la complexité morphologique. Mais avec l'ammonite, l'observation se révèle frustrante. Si l'appareil cerne la géométrie des détails, il peine à restituer ce qui saute aux yeux : la couleur des feuillets d'argile et l'éclat de certains cristaux. Cette expérimentation infructueuse marque le début d'une recherche visuelle au long cours.
Depuis lors, l'historien s'est procuré un équipement des plus sophistiqués et a pris des milliers de photographies. Il faut dire que depuis 2013, l'homme est retiré de la vie professionnelle et s'adonne avec énergie et passion à ses nouvelles activités créatives. Ces images vont transiter par les écrans télé, les pages mode des magazines les plus fashion, et jusque sous les doigts d'enfants d'école primaire. Retour sur ce parcours qui se déploie bien loin des sentiers habituellement empruntés par les universitaires.
CARTOGRAPHIES DE TEXTURES
En explorant les créations de la nature, Richard Weston s'inscrit dans une tradition qu'il n'est pas excessif de faire remonter aux origines de l'architecture. Des colonnes antiques à Léonard de Vinci, en passant par l'Art nouveau jusqu'au biomimétisme actuel, la nature se fait tantôt source d'inspiration, tantôt modèle. « Les minéraux qui m'intéressent le plus ne sont pas ceux qui sont purement “cristallins”. Ma préférence va aux agates dont les complexités sont loin d'être comprises. Je suis fasciné par les indices laissés dans les roches quant à leur surgissement passé. Mon intérêt réside cela dit dans les images, les textures ou les “champs de couleurs” qu'elles produisent » , expose-t-il. Ainsi ne se lasse-t-il pas d'observer les subtilités des formes de la nature et ne peut-il s'empêcher de trouver des corrélations dans le domaine de l'art.
Tel spécimen de pyrite lui évoque un croquis de l'architecte déconstructiviste Peter Eisenman, tel autre minéral ressemble plutôt à une œuvre du peintre Malevitch.
Il a même isolé plusieurs centaines de clichés de calcite qu'il a attribués à un dessinateur tout droit sorti de son imagination : Carlo Alcite, un obscur maître du XVIIe siècle, dont il espère bien rédiger un jour la biographie ! Les images le séduisent donc pour elles-mêmes et leur pouvoir d'évocation. Pourtant, son projet photographique va prendre une tournure inattendue avec le concours télévisé. La mise en lumière transforme le destin de ses paysages minéraux : ils colonisent les foulards, mais aussi les parapluies et les coques de téléphone. Les clichés de variscite, pierre de lune ou paesine prennent également la forme de produits de construction ou de décoration : des dalles et carreaux dont il revêt son jardin ou le sol de sa maison ; des tentures qui habillent ses rideaux ou son canapé ; des panneaux muraux ou du verre imprimé pour quelques projets architecturaux de plus grande envergure. Ces changements de dimensions - 3D en 2D puis en 3D - subissent une ultime transmutation en basculant dans la réalité virtuelle. De relaxantes promenades au sein de « micromondes » sont à l'étude. Une visite d'un centimètre d'une île de calcédoine est d'ores et déjà possible.
MOLLY AU PAYS DES MERVEILLES
Né en 1953, Richard Weston n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler un digital native ; au début des années 2000, l'enseignant officiait encore avec des carrousels de diapositives. C'est donc paradoxalement un fossile sans âge qui l'a amené à se convertir aux outils contemporains, sans qu'il ait toutefois remisé son savoir : avec ses images, c'est une interrogation sur la beauté de la nature et peut-être surtout sur sa réception qu'il conduit. Hier, le professeur incitait ses étudiants à « apprendre » d'elle en atelier de projet. Depuis, non content d'avoir rétréci son échelle d'intérêt, il a aussi rapetissé son public, en confiant ses paysages microscopiques à des enfants de moins de dix ans. En effet, Richard Weston occupe désormais tout son temps à développer Molly's World, une application destinée à stimuler la créativité des jeunes pousses. Le « monde de Molly » est celui de son chat, devenu personnage de jeu, qui évolue avec Patch, son ami chien, dans un univers dont l'ambiance et le cadre se définissent au toucher, à partir d'une galerie d'options tirées de sa recherche visuelle. Les mains tapoteuses des enfants feront miauler, ronronner, peindre, colorier, tisser, revêtir, explorer en tous sens ce monde de pixels. L'extrême sensibilité des enfants aux motifs naturels et leur appétit à rendre « vivants » les habitants des lieux ravit l'historien. Il ambitionne désormais de développer des applications à destination des adultes avec des outils de conception « pour tous ». Il s'agira pour les grands de créer des tableaux ou des textures, voire de les faire imprimer sur des objets de leur choix (assiettes, tissus, etc.). Dans les dernières années de sa carrière professionnelle, l'éminent professeur avait tenté, à plusieurs reprises, de placer sa recherche sous un « parapluie architectural » pour lui donner du crédit et des crédits, mais sans grand succès : dans le milieu académique, des évaluateurs l'avaient invité à ne pas leur faire perdre leur temps avec de telles expérimentations (!) ; et dans le domaine de l'architecture intérieure, on lui avait assuré simplement que ses créations inspirées de la nature ne trouveraient aucun client.
Interrogé au sujet de cette réticence, l'historien y perçoit un dédain tout britannique envers ce qui provient du Pays de Galles : « Cela peut sembler étrange en France, mais le rejet dans les années 1990 de l'Opéra de Cardiffconçu par Zaha Hadid est encore perçu comme un signe du retard gallois ! », explique-t-il. Au-delà de ce sentiment, il y a fort à parier que l'homme bouscule le conformisme et le « bon goût » du milieu architectural en adoptant des voies plus exploratoires et plus ouvertes à la créativité des autres. Ses interlocuteurs d'alors seraient bien surpris d'apprendre que c'est dorénavant un chat qui assurera la formation des designers de demain !
⇒ PROMENADE VIRTUELLE : CHALCEDONY (source : Mollys World)