La première bande dessinée de Lucas Harari est un trésor d'ambivalences. Son titre, L'Aimant, admet déjà deux interprétations : il désigne une chose qui magnétise autant qu'un individu attiré par cette chose. Le personnage principal porte également un prénom évocateur, Pierre.
C'est un ancien étudiant en architecture, inquiet et fragile, captivé - pour ne pas dire hanté - par un lieu : les thermes de Vals de Peter Zumthor.
Toute l'intrigue tient dans cette attraction fondamentale. Il est vrai que le temps a fait du bâtiment un objet de culte pour les amateurs d'espaces. Inauguré en 1996, l'établissement thermal représenterait une forme de quintessence suisse : un savant mélange de contrastes sensoriels en déterminerait la poésie ; le lisse, le brut, le chaud, le froid, l'ombre, la clarté, le clapotis de l'eau, les senteurs de fleurs et de fer y partageraient un même territoire. Dans le récit, le chef-d'œuvre fascine tant le personnage qu'il lui consacre sa thèse universitaire. Mais avant lui, le bâtiment a conquis son auteur lorsqu'il était adolescent, au point qu'il lui consacre, des années plus tard, son diplôme des Arts décoratifs devenu à quelques cases près, ce premier album.
Où commence la fiction ? Quelle est la part autobiographique dans la narration ? Que fait Pierre dans un fantasmagorique univers de pierre ? Histoire dans l'histoire, cet entrelacs de vrai et de faux fait le sel de ce livre qui explore autant qu'il exploite la séduction d'un temple contemporain.
LA MÉMOIRE DES SENSATIONS
Lucas Harari n'était pas seul quand il s'est arrêté dans le canton des Grisons l'année de ses quatorze ans : il accompagnait ses parents architectes, Jean et Aline Harari, venus découvrir l'édifice iconique en famille.
« Pendant les vacances, nous voyagions pour visiter des bâtiments et un été, nous avons fait une halte à Vals. J'y ai séjourné deux jours : c'était bref, mais cette découverte a représenté une expérience très marquante. Le site a accroché ma mémoire », raconte-t-il.
À l'époque, le jeune homme croque les lieux dans ses carnets. Il a retrouvé deux dessins qu'il juge aujourd'hui sévèrement mais qui révèlent quelque chose de sa fascination initiale. Le dessinateur n'est toutefois jamais retourné sur place. Il a préféré nourrir son souvenir en menant une enquête documentaire. Il faut dire qu'Internet regorge d'éléments visuels sur cet édifice fétiche. L'auteur collecte ainsi plans, images, dessins, films en ligne, captures de navigation visuelle jusqu'à des maquettes 3D - non pour alimenter une thèse universitaire, assure-t-il, mais pour reconstituer très fidèlement les décors et les environs de l'objet de son attention. « Mon approche n'est pas théorique, elle est esthétique, fictionnelle et émotionnelle. L'idée, c'est de retrouver, des années plus tard, le rapport que j'ai pu entretenir avec ce lieu, ce jour-là. Mon histoire est aussi un récit sur cette mémoire » , précise le dessinateur.
LIGNE CLAIRE ET ARCHITECTURE MODERNE
Sous le trait de Lucas Harari, les thermes de Vals déploient leurs espaces dans une gamme chromatique de rouge, de bleu, de blanc et de gris. Le danger, la détresse, l'exaltation, l'air glacial, se devinent sans s'énoncer. Un contour noir souligne les arêtes bâties, les silhouettes, et s'épaissit parfois pour former des zones indistinctes, suspectes. Car L'Aimant est un thriller qui se déroule au cœur de montagnes aux reliefs sculptés par les secrets. L'auteur admet deux sources d'inspiration : la « ligne claire », reconnaissable à son cerne noir qui emprisonne des aplats de couleurs, dont les plus célèbres représentants sont Hergé et Edgar P. Jacobs, l'auteur de Blake & Mortimer ; ainsi que la bande dessinée indépendante américaine avec Charles Burns ou Chris Ware, eux-mêmes très marqués par l'école belge. « Historiquement, un lien fort existe entre le dessin en “ligne claire” et l'architecture moderne. Nés au même moment, ces courants portent des questionnements esthétiques similaires. Leur radicalité veut que la forme soit dictée par l'usage de l'objet qu'on dessine/ construit. Un auteur comme Ted Benoit était d'ailleurs fasciné par les objets de design du Bauhaus et du modernisme », détaille le dessinateur . Réceptif aux deux, il décèle dans cet emprunt la logique de son parcours graphique.
LE POTENTIEL FICTIONNEL DES LIEUX
Celui qui croit que le pouvoir d'attraction des thermes résulte de la seule créativité de Zumthor pourrait être déçu. L'œil du lecteur de L'Aimant suit Pierre qui se promène dans le dédale des cases, du village et des bassins, moins en quête d'une sérénité vaporeuse que conduit par une force magnétique ancestrale.
« J'ai eu envie de raconter ce bâtiment plus que de le montrer. Représenter l'espace et ce qu'il peut dicter à la narration me passionne. Les lieux peuvent nous parler, ils ont des potentialités de fiction en eux » , détaille le dessinateur.
Et ce n'est pas les critiques contemporains qui lui diraient le contraire. Avec ses lignes épurées, son toit en pelouse et sa pierre locale, l'édifice incarne à lui seul le goût pour la matière, le charme du vernaculaire et l'expérience des cinq sens, très en vue depuis les années 2000. Certains observateurs - un autre Pierre1 ! - dénoncent aujourd'hui la puissance du marketing architectural derrière l'élévation de l'édifice au rang de mythe, au motif que cette fiction et son économie du luxe auraient dénaturé la région. Lucas Harari évoque lui aussi la privatisation des lieux et son accès difficile2. Son récit fantastique renforce probablement la légende plus qu'elle ne l'épuise, mais son expérience graphique expose finalement ce qui distingue l'architecture d'une simple construction et que la starification de certains lieux contribue à intensifier : sous les matériaux, la fable.
1. Lire la chronique critique de l'historien de l'art Pierre Frey, « 7132 Vals », dans la revue suisse Tracés (article en ligne : www.espazium.ch/7132-vals ).
2. Lire Laurence Le Saux, « La bédéthèque idéale #176 : la fascinante architecture de Lucas Harari », Télérama.fr , 2 décembre 2017.
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