Le designer David Enon sort aux éditions Premier parallèle La vie matérielle . Un petit précis de choses, façon cours de techno, qui sonne aussi comme une ode au bon sens. L'occasion, aussi, de mettre ce propos en perspective avec une approche singulière, un peu en dehors des sentiers battus, exploratoire, polymorphe, parfois manifeste, politique sans aucun doute, mais toujours pragmatique… et incarnée, justement.
Comment est né ce livre ?
La collection Carnets parallèles aborde des questions d'actualité par le prisme des sciences humaines. Depuis longtemps, nous avons des débats sur la société contemporaine qui dissocie la pensée et le faire, l'idée et la matière. Je suis designer : la matière, c'est censé être mon rayon… Or, quand l'éditrice m'a proposé d'écrire un livre sur la culture matérielle, je n'étais pas très à l'aise, mais l'idée d'aborder les choses avec une dimension pratique, une pensée appliquée, m'a finalement séduit. J'enseigne le design, et j'ai cette approche-là avec mes étudiants. Les questions du début du livre sur la taille d'une place de parking, la hauteur d'une assise, etc., je les leur pose. Ils sont surpris, s'aperçoivent qu'ils ne savent pas toujours y répondre, alors même qu'ils s'asseyent quotidiennement sur des chaises ! Les jeux avec le papier, c'est la même chose : une manière assez pragmatique de reprendre les choses au début. Le travail du designer consiste à faire le lien entre une culture (sous tous ses aspects) et des usages, des enjeux, et la manière dont tout cela est incarné.
Justement, de quelle manière tout cela entre-t-il en résonance avec votre travail de designer ?
Les projets sur lesquels je travaille sont des pas de côté, des bifurcations. C'est comme ça que je me suis retrouvé à faire des mobiliers sous la mer, en exploitant les techniques de production des récifs artificiels. Ici, la forme des choses est la conséquence directe de leur procédé de production et de l'environnement dans lequel ils sont produits. Le projet de re-dessin des meubles de Jean Prouvé exploitait l'utilisation de matériaux pauvres, dans une démarche d'autoproduction pour mieux interroger notre degré d'autonomie dans la mise en forme de notre environnement. Le projet de chaises en plastique « rectifiées » qui sera présenté à la Biennale de design de Saint-Étienne relève de la même logique. Je travaille de manière transversale, collective, avec des chorégraphes, des écrivains ou des anthropologues. Là, l'enjeu des projets consiste à mettre en forme des usages, des manières de vivre ensemble, in situ , dans des contextes spécifiques, des environnements matériels dotés de leurs propres ressources, où la conception d'objets ou de dispositifs micro-architecturaux est souvent minimale, voire absente. Organiser des gestes est autant un acte de conception que le dessin d'une chaise.
« Le pli tient le monde », « Notre quotidien est rempli de détails formels cohérents, invisibles, passionnants à débusquer » : nombre de chapitres sont conclus par ce types de phrases. Que faut-il comprendre ?
C'est l'idée d'être dans une attention réelle à son environnement et aux éléments matériels qui le constituent. Prenons la fascination que nous avons pour la technologie : même dans Matrix , il faut revenir à la matrice, au réel, pour entretenir les ordinateurs, se nourrir, etc. Nous sommes toujours en prise avec une dimension matérielle, bien que l'on tente systématiquement de l'évacuer. Or, ne serait-ce que par rapport à l'urgence écologique, inciter chacun à une reprise sur son environnement matériel me paraît essentiel. La société de consommation nous a incités à l'inverse : jetable, obsolescence programmée, etc. Remplacer plutôt que réparer… Il y a une manière écologique d'utiliser les matériaux, bien plus que des matériaux écologiques en eux-mêmes. De même, faire du design écologique consiste seulement à faire du design ! Et cela passe par une attention et une relation concrète avec son environnement matériel et sa mise en forme.
Cet article est à retrouver dans notre numéro spécial À VIVRE#122 !