Arachnophobes s’abstenir, l’expérience pouvait paraître un brin traumatisante. En 2017, les visiteurs du musée d’Art moderne de San Francisco ont eu à se frayer un chemin à travers un dédale de cordes noires, tendues, nouées. Ce labyrinthe prenait un sens inquiétant quand on sait que son concepteur affectionne les araignées et n’hésite pas, ailleurs, à mobiliser leur force de travail pour composer des univers aux lignes entrelacées. Heureusement, pas de rencontre fortuite à craindre avec des monstres à huit pattes au milieu de cette toile géante : avec cette œuvre intitulée Stillness in Motion – Cloud Cities1, Tomás Saraceno teste un habitat à construire dans le futur.
LE CIEL COMME HORIZON
Né en 1973, Tomás Saraceno a d’abord été formé à l’architecture, puis aux arts. Argentin d’origine, il est aujourd’hui installé à Berlin, même s’il précise sur son site web qu’il « vit et travaille sur et au delà de la planète Terre». Cette formulation, presque droit sortie de l’enfance, indique la perspective qu’il donne à son travail: en citoyen du monde, l’artiste réfléchit à un devenir planétaire à partir du domaine aérien. Dans Museo Aero Solar1, son action la plus emblématique initiée en 2007, il imagine des montgolfières composées de sacs plastique issus de la grande distribution, des baudruches gonflées d’air s’envolant grâce à la chaleur du soleil. Tout commence par un appel invitant le public à récupérer des sacs usagés et à participer à un atelier de fabrication. Collectés, découpés, scotchés ensemble, les rebuts de la société de consommation se voient convertis en ballons solaires faits main. À mesure que l’exposition se déplace, de nouveaux sacs augmentent le volume de ces «musées volants» représentant notre monde consumériste. Ces globes rapiécés de toute part, avançant cahin-caha, détiennent la force de symboles capables de dénoncer l’accumulation du plastique dans la nature et de sensibiliser les populations à la réduction de l’empreinte humaine sur l’environnement. Ce serait néanmoins réduire leur portée de ne les envisager que sous cet angle. En bon architecte, Tomás Saraceno voit dans ces objets les ébauches d’un urbanisme du futur, suspendu dans les airs.
DES ŒUVRES SANS GRAVITÉ
Les « villes dans les nuages » constituent une recherche au long cours, dont les premiers prototypes remontent à plus d’une dizaine d’années. En 2005, Tomás Saraceno lance dans le ciel des essaims de bulles transparentes, comparables à des bulles de savon à taille humaine. En 2011, il peuple l’atrium d’un musée berlinois de «biosphères », occupées tantôt par des plantes, tantôt par des visiteurs. En 2012, des polyèdres agglutinés s’arriment au toit du Met de New York. Les simulations qui accompagnent ce dernier projet annoncent l’aboutissement de la recherche : des habitats à facettes flottant dans le ciel, avec des personnages la tête à l’envers. C’est que la vie aérienne de demain implique une nouvelle manière de se mouvoir. Tomás Saraceno propose donc d’ores et déjà des expériences mettant les sens à l’épreuve. Les membranes tendues de In Orbit1 ou les fils et miroirs de Stillness in Motion désorientent sciemment qui vient s’y aventurer. De la même façon, des photographies prises dans le désert de sel d’Uyuni en Bolivie montrent la silhouette de l’artiste perdue dans un paysage aussi vaporeux qu’infini. La réverbération de la lumière a absorbé la ligne d’horizon, brouillant la perception de qui veut distinguer les éléments. Il faut bien exercer son sens de l’équilibre et sa vue si l’on veut s’acclimater au futur environnement.
ARACHNOTOPIE
Dans les formes comme dans l’esprit, difficile de ne pas déceler dans l’approche de Tomás Saraceno des affinités avec des inventeurs des années 1960-1970. Les dômes géodésiques de Richard Buckminster Fuller, la ville spatiale de Yona Friedman, les structures tendues de Frei Otto ou gonflables d’AJS Aérolande2 semblent hanter l’imaginaire du concepteur argentin. Quarante ans après, sa pratique se situe elle aussi à la croisée de l’art, de l’architecture et de la science. Ses réalisations requièrent des savoirs scientifiques de haut niveau en physique, biologie, cosmologie, climatologie et ingénierie. Pour ses ballons solaires, l’architecte-artiste a collaboré avec la NASA et a même déposé un brevet sur un type de coque aéronautique, afin d’empêcher qui que ce soit d’en tirer profit3. La science ne reste en effet pour lui qu’un moyen d’accéder à son utopie. Son monde open source ne veut plus s’encombrer des clivages et des restrictions qui ont mené au déclin de la planète. Dans les airs, l’artiste cherche à faire vivre les hommes en synergie avec leur environnement et entre eux. À cet égard, ses expériences menées avec les araignées tiennent lieu d’analogie : dans Hybrid Webs, différentes espèces interviennent à tour de rôle dans des cubes de plexiglas retournés à intervalles réguliers. De cette coopération chahutée adviennent des structures complexes, sublimes. Des réseaux de filaments d’une très grande poésie, élaborés par d’habiles tisseuses qui parviennent, en dépit de leurs différences, à se coordonner et à s’adapter.
Peut-être le salut de l’humanité ne tient-il plus qu’à ce fil ?
1 Par ordre d’apparition: «Immobilité en mouvement – Villes dans les nuages», «Musée Aéro Solaire», «En orbite».
2 Le site web du Frac Centre présente les démarches de ces concepteurs avant-gardistes: www.frac-centre.fr.
3 L’utopie de Tomás Saraceno est détaillée dans l’article de Pierre Chabard «Air Crafted Architecture», Criticat n° 16, automne 2015.