Le skateur lyonnais Fred Mortagne, alias French Fred, est un amateur d'architecture pas comme les autres. Lui aussi aime fondamentalement la ville et considère avec un même intérêt les quartiers centraux et les zones industrielles lointaines. Lui aussi parcourt les métropoles du globe, un appareil photo ou une caméra toujours à portée de mains. Lui aussi n'est pas loin de vouer un culte à Oscar Niemeyer, séduit par les courbes et contre-courbes du roi des formes organiques. Mais son regard a la particularité d'être orienté vers le sol, ou plus exactement, vers les sols : ses yeux décomposent les espaces urbains en autant de surfaces et arêtes à glisser et à photographier.
DÉTOURNEMENT DE VILLE
N'en déplaise aux architectes, la forme ne suit pas toujours la fonction1 ! C'est un peu la leçon que les skateurs donnent aux concepteurs de bâtiments et d'espaces publics. Du haut d'une planche à roulettes, un escalier de vingt-cinq marches n'est pas la découpe efficace d'une pente de grande hauteur, mais un obstacle de plus de cinq mètres de long à sauter2. Une rampe en tube n'est pas un objet rassurant, mais un support pour tester son équilibre dynamique. Un banc public n'est pas plus un endroit destiné à se bécoter, mais une arête dans un parcours de glisse. Les skateurs se réapproprient complètement les rues, les places et leur mobilier, qui se voient détournés des fonctionnalités pour lesquels les architectes ou designers les ont dessinés. Ils les « adaptent, précise Fred Mortagne.
Tout l'intérêt du skate, c'est de le pratiquer dans des endroits non prévus pour cela. C'est un jeu presque illimité qui commence quand on est petit dans notre quartier, puis se prolonge dans notre ville, notre pays, et enfin le monde entier. Tout est skatable, il n'y a aucune limite ».
Cette énergie créatrice fait d'ailleurs partie du programme originel de la discipline. Dès les années 1970, les jeunes californiens prenaient d'assaut les piscines asséchées des villas privées ou les dénivelés des cours d'écoles à des heures indues, bien décidés à défier les lois de la physique pour inventer mille et une façons de surfer le béton ou le bitume.
GÉOMÉTRIES INSTANTANÉES
Le marquage au sol d'un parking, le calepinage d'un mur en béton, le dessin répétitif d'une grille : l'œil de Fred Mortagne transforme les objets de la ville et leurs signes en formes graphiques, les contrastes noir et blanc leur apportant juste ce qu'il faut d'abstraction. Le photographe ne produit pas beaucoup de vues d'ensemble, il suggère les lieux par leurs détails plastiques et surtout par leurs ombres. Les lignes dynamiques sont toutefois toujours mises en tension avec une présence humaine : la silhouette d'un skateur (se) glisse dans la plupart de ses cadrages. Jamais pour y effectuer des « tricks » complexes : les figures saisies au vol sont, de l'avis du spécialiste, basiques. Capter la performance n'est pas l'objectif de ses prises de vue. French Fred essaie davantage d'arrêter l'instant, de capturer l'élégance du mouvement d'un individu faisant corps avec l'élément qu'il a élu. Avec ce travail artistique, le Lyonnais prolonge la tradition visuelle attachée à la discipline.
Bien qu'illégaux, les premiers détournements de piscine étaient déjà filmés, photographiés et publiés dans des magazines qui ont popularisé ce sport comme son éthique pirate. La démarche, qui mise sur la photogénie, cherche également à contrebalancer les préjugés qui collent à la planche, car le skate au quotidien, c'est aussi des agents de sécurité qui font déguerpir les jeunes au motif que leurs roulettes ont tendance à imprimer leurs chorégraphies sur les pavements publics.
LA DIAGONALE DES GONES
À Lyon, la place près de l'Hôtel de Ville - celle qui borde l'opéra conçu par Jean Nouvel - est concernée depuis l'automne 2016 par un projet de rénovation. Cette banale annonce d'un quartier qui va faire peau neuve a plongé les skateurs locaux dans le désarroi : le réaménagement inclut, sciemment, des dispositifs dissuasifs à leur pratique.
Or, ce terrain de jeu qui leur est familier est aussi un spot mondialement connu. Les habitants et les aménageurs ignoraient tout de cette renommée et auraient continué de le faire sans la pétition d'un collectif mobilisé pour sauver la « HDV plaza ». La contestation a donné l'occasion aux amoureux de la glisse d'évoquer leur vision de l'espace, leur communauté solidaire et l'importance de leur présence constante dans les centres.
« En France, les espaces de jeux manquent cruellement en cœur de ville, déplore Fred Mortagne. Quand des aires sont dessinées, elles ne sont pas intégrées à l'environnement urbain. Quant aux skateparks, ils sont souvent rejetés en périphérie. Né dans la rue, la place du skate est dans la rue. »
Le collectif a étayé sa démonstration avec des exemples ouverts aux cultures urbaines alternatives : « Barcelone, c'est la Mecque du skateboard. La ville est truffée de plans inclinés, sûrement pensés comme des espaces pour les enfants. Elle est presque un skatepark naturel tellement il y a d'endroits parfaits pour la pratique. À Innsbrück, en Autriche, une place a été conçue avec des usages mixtes, des modules courbes et des circuits différenciés pour les flâneurs. » Avec leur désir obsessionnel de détourner le moindre objet solide, les skateurs rendent les espaces imaginés par les architectes plus humains. Ils se révèlent d'ailleurs leurs fans les plus friands, puisque leurs excentricités comme leurs loupés leur procurent un bonheur égal. Mais plus crucial, à l'heure où les aménageurs programment une ville accessible à tous, aussi fluide que neutre, ces passionnés de l'urbain plaident pour les obstacles, la créativité, la différence et le partage, tout en prouvant que la fonction oblique3 sait se nourrir astucieusement de toutes les formes.
1 La formule « form follows function » est le credo du fonctionnalisme, énoncé à la fin du XIXe siècle par l'architecte américain Louis Sullivan, qui stipule que la forme d'un bâtiment ou d'un objet doit découler d'une fonction déterminée.
2 Vidéo Youtube « Jaws vs the Lyon 25 », ThrasherMagazine pour se faire une idée en images du défi :
3 La « fonction oblique » est un mot d'ordre architectural formulé par Claude Parent et Paul Virilio invitant à considérer le plan incliné comme nouveau plan de référence.
POUR EN SAVOIR PLUS
♦ Site et Instagram de French Fred : frenchfred.com, @frenchfred
♦ Livres sur la culture skate :
Raphaël Zarka, Free Ride. Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples, éditions B42, 2011
Raphaël Zarka, La conjonction interdite. Notes sur le skateboard, éditions B42, 2011
Raphaël Zarka, Chronologie lacunaire du skateboard. Une journée sans vague, éditions B42, 2009