Parce qu'il recouvre les murs le long des gares et s'immisce jusqu'aux entrailles des tunnels de métro, le graffiti ne fait presque qu'un avec la ville. C'est pourtant loin de l'environnement urbain que le graffeur Romi réalise ses premières peintures. Adolescent, il avale à vélo la quinzaine de kilomètres qui séparent son domicile de Pirou, une petite commune normande située en bord de mer, moins attiré par la plage que par son surprenant village fantôme caché derrière les dunes1. « Une trentaine de maisons y sont restées en ruines pendant longtemps après l'abandon d'une grosse opération immobilière », explique-t-il. Il y convie des camarades du coin puis de plus loin, qui s'approprient les pavillons qui se désagrègent. Lui prend plaisir à peindre en jouant avec les charpentes et les parois délabrées.
« Je n'ai pas commencé le graffiti en ville comme la plupart des graffeurs mais dans un milieu complètement naturel. J'essayais de donner une touche de vie à ces lieux, en y ajoutant des mediums différents que je trouvais parfois sur place ou en jouant avec le contexte et le support. »
Cette première expérimentation recèle les ingrédients qui caractérisent encore son approche plastique : association de matières, jeu en trois dimensions, inscription dans un lieu. C'est d'ailleurs le goût pour ces éléments qui l'amène quelques années plus tard, en 2005, à pousser la porte de l'école d'architecture de Bretagne : « J'avais décidé de construire des murs pour pouvoir peindre dessus ! », s'amuse-t-il.
AU CONTREPIED DE LA LETTRE
Aujourd'hui, Romain Brision - de son nom complet - est architecte, graffeur, dessinateur, peintre, mais aussi vidéaste, plasticien, scénographe et designer paramétrique. En 2011, son diplôme en poche, il prend la route avec le Ghetto Farceur, un groupe d'artistes réalisant de grandes fresques murales en France et en Europe. La bande est invitée à participer au projet « Mausolée » lancé par Lek & Sowat, une immersion sauvage dans un supermarché abandonné du nord de Paris qui lance la mode des « musées-résidences » de street art . Difficile malgré tout d'en vivre, alors Romi rejoint l'année suivante l'agence de l'architecte punk Odile Decq dont l'esthétique déconstruite voisine avec la sienne. Il continue ses recherches artistiques, tout en s'initiant à l'animation 3D et au vidéo mapping2 pour des concerts et des événements sportifs auprès du studio de création visuelle Superbien avant d'intégrer, l'an dernier, le département Recherche & Développement de DS Automobiles. On pourrait penser que cette collection de casquettes révèle les hésitations d'un jeune homme tiraillé entre des envies de carrière distinctes, mais c'est tout le contraire : ce créateur protéiforme poursuit une quête plastique assumée qui le conduit à multiplier les approches et les supports. Des pavillons abandonnés de Pirou au tournoi de tennis du Masters de Paris-Bercy qu'il scénographie, Romi échafaude un univers graphique à partir d'une même question : comment générer des configurations spatiales qui se déstructurent sans jamais perdre leur cohérence ? Car ces jeux de formes qui font éclater l'espace sont pleinement agencés :
« Leur aspect déconstruit et parfois chaotique fait directement référence à l'architecture et à la géométrie, mais leur dynamique visuelle représente toujours les lettres de mon pseudonyme », prévient-il. Aux yeux désormais avertis de réussir à lire ces graffs en 3D.
ENTRER DANS LA BOUCLE
Romi poursuit une seule et même quête plastique. Pour autant, l'espace intérieur de l'opéra Garnier et le design d'une clé de voiture renvoient à des mondes créatifs fort différents.
« Mes échelles d'expérimentation ont énormément réduit. Avec les installations, je travaillais jusqu'à la saturation d'un espace entier tandis que les sculptures m'ont fait appréhender le mètre cube. Désormais, je conçois dans l'extrêmement petit des détails de clés et de poignées de voiture en vue de leur impression 3D en titane », précise-t-il.
Chaque échelle fixe ses conditions. À grandeur d'installation, le geste créateur d'un projet comme « Pandore » consiste à déconstruire des lettres, à les recomposer dans l'espace avec des matériaux, puis à en développer un modèle numérique à partir duquel sont générées des animations vidéo projetées sur les formes matérielles. En advient des entrelacs de lignes et de faisceaux colorés, des anamorphoses lumineuses qui tournoient sur elles-mêmes, de très belles arabesques menant des danses hypnotiques. On est là au cœur de la boucle « romienne » : une mise en abyme physique/numérique aussi brouilleuse de pistes que constitutive de sa recherche. À grandeur de sculpture, le projet « Orpheo's mind », une création audiovisuelle pour un orchestre symphonique, mélange du plexiglas, du tulle, des algorithmes, des LEDs, du son et du vidéo map-ping. Dans le clip, une coque plastique se fait nuage, vapeur et lumière. De l'avis de son concepteur, il s'agit de sa création la plus aboutie jusqu'à maintenant :
« J'aimerais un jour parvenir à combiner toutes les techniques et les domaines explorés, tout capturer en un seul objet : lumière, structure, matière et technologie. »
De Pandore à Orphée, le fil que Romi tisse cherche assurément à charmer les muses, à les faire entrer dans une boucle enchanteresse, là où la frontière entre matériel et immatériel cesse d'exister.
Video INSULA ORCHESTRA | Orpheo's Mind - SUPERBIEN :
1 Le lieu devenu curiosité locale avec ses murs recouverts de fresques a été démantelé il y a un an. Lire « Le dernier soupir du “village fantôme” de Pirou », Solène Lhénoret, lemonde.fr , 12 décembre 2016.
2 Le vidéo mapping est une animation visuelle projetée sur des structures en relief.
Article paru dans Architectures À Vivre 99 : spécial rénovation, actuellement en kiosque
POUR EN SAVOIR PLUS
♦ Site de Romi : www.romainbrision.com
♦ Instagram de Romi : instagram.com/romionekenobi
♦ Projet « Mausolée » : mausolee.net ; Lek & Sowat, Mausolée, résidence artistique sauvage , éditions Alternatives, 2012.
♦ Projets « Pandore » : deux versions existent : « Pandore » réalisé en solo dans un garage normand en 2012 (vimeo.com/75169574 ) et « Pandore 1.2 » réalisé en duo avec Lek, en résidence au parc de Rentilly en 2013 (vimeo.com/63643092).
♦ Projet « Orpheo's mind » : l'œuvre est une création audiovisuelle représentant la traversée des Enfers d'Orphée sur un thème interprété par Insula Orchestra et le contre-ténor Franco Fagioli (vimeo.com/124429939).
♦ Graffuturisme : le graffuturisme est une mouvance du milieu du graffiti apparue dans les pays de l'Est et en Californie en 2009, défendant une approche artistique influencée par la géométrie et la technologie. Un blog recense les œuvres des artistes de ce mouvement, dont Romi : graffuturism.com/tag/romi