Architectures À Vivre : Ce film, c'est votre idée ou celle du réalisateur ?
Bjarke Ingels : En 2009, Kaspar Astrup Schröder a réalisé un long métrage intitulé My Playground , dans lequel il suivait des coureurs pratiquant une discipline appelée parkour . Il y explorait la façon dont leur mode de déplacement offre un nouveau regard sur la ville. Comme sa femme travaillait à l'époque dans notre agence, nous en avons beaucoup discuté. Un jour, il s'est dit qu'il faudrait tourner un film pour faire découvrir plus largement notre travail. Parallèlement, je recherchais à l'époque un moyen différent d'intéresser le grand public à l'architecture. En général, quand les gens parlent de nos constructions, c'est surtout pour dire qu'elles sont moches ! (Rires) Alors je me suis dit qu'un simple documentaire ne suffirait pas, qu'il faudrait un arc narratif pour impliquer davantage les spectateurs. C'est comme ça que Big Time est né.
A.À.V : Au final, le film traite beaucoup de l'homme, moins de l'architecte. Quel est vraiment le sujet à votre avis ?
B.I. : L'un des critères de réussite selon moi, était de faire en sorte que le public sympathise avec le personnage. En accomplissant cet objectif, les gens éprouveraient alors un engagement émotionnel envers l'architecture. Même si je dois reconnaître qu'en voyant le final cut , j'ai davantage eu l'impression de voir une histoire d'amour avec ma compagne présente dans le film !
A.À.V : Vous parlez de personnage. Donc ce n'est pas le vrai Bjarke Ingels que l'on voie dans le film ?
B.I. : Si si, c'est bien moi ! Mais seulement une part de moi. Je crois qu'au final, il y a dans cette œuvre un équilibre entre le vrai Bjarke Ingels et la fiction. Vous savez, à partir du moment où il y a écriture, il y a fiction. Big Time est plus qu'un documentaire, car il est très scénarisé. D'ailleurs, je pense que l'architecture et le cinéma sont assez similaires de ce point de vue. En atténuant ou en soulignant certains éléments d'un projet, l'architecte -ou le réalisateur -utilise son pouvoir de narration. Il choisit un traitement parmi les différents possibles, si bien que le résultat final aurait pu être tout autre.
A.À.V : Si c'était à refaire, changeriez-vous des choses au film ?
B.I. : Nous aurions peut-être dû nous concentrer davantage sur certains conflits et difficultés rencontrées. Kas-par Astrup Schröder avait 70 heures d'enregistrement, il a donc fallu faire des choix. Quand nous sommes arrivés au États-Unis, nous étions deux dans un petit bureau. Aujourd'hui 200 personnes travaillent là-bas. Mais en regardant Big Time , je reconnais que le spectateur peut avoir l'impression que je suis arrivé en avion et que d'un coup, boom ! L'Amérique était à nous ! Il aurait peut-être fallu montrer que c'était plus difficile que ça…
A.À.V : Comic books, Lego® , livres de Dan Brown… Big Time regorge de références à la pop culture. Influence-t-elle aussi vos créations ?
B.I. : Absolument ! Certaines personnes parviennent à séparer clairement leur vie privée de leur vie professionnelle. Quand ils arrivent chez eux, les questions liées au travail restent sur le palier. Dans mon cas, tout est mélangé. Les choses dont je m'inspire sont souvent rattachées à ce que je découvre sur mon temps personnel, ce qui inclut la culture populaire qu'il ne faut ni sous-estimer, ni négliger. C'est quelque chose qui stimule l'imagination du plus grand nombre, c'est fou !
A.À.V : En tant que fan de comic books, vous avez certainement un super-héros préféré…
B.I. : Je choisirais Batman, car ses capacités proviennent de ses compétences et de son ingéniosité. J'aime le fait que sa force ne vienne que de lui, je trouve ça inspirant. Sinon, à l'agence, on m'appelle Bjarke Brisefer ! C'est un héros français, aux pouvoirs surhumains. Mais c'est un enfant… (Rires)
A.À.V : En parlant de jeunesse, le spectateur découvre dans le film que petit, vous trouviez absurde que le toit plat de la maison de vos parents ne soit pas praticable. Ce fut, en fin de compte, votre premier vrai contact avec l'architecture, et pourtant vous ne produisez pas de projet d'habitation à l'agence…
B.I. : Effectivement, j'ai grandi à Copenhague dans une maison au style très moderne, avec un toit plat, des lignes droites et de grandes baies vitrées. Les méchants dans les films de James Bond vivent toujours dans ce genre d'habitations, je trouvais ça cool quand j'étais petit ! En grandissant, j'ai appris à aimer des choses différentes, mais je crois que les enfants ont des goûts plus modernes que les adultes. Il ne faut pas perdre cette sensibilité ! Pour répondre à votre question, nous venons justement de finir l'un de nos premiers projets individuels à Mexico. Vous ne le verrez pas dans les magazines car les propriétaires veulent rester discrets, mais c'est une réalisation incroyable, avec une grande piscine olympique et une passerelle amovible pour la traverser ! Ce qui est stimulant avec ce type de commande, c'est qu'une maison est un portrait des gens qui y habitent. Plus leur mode de vie est singulier, plus le projet est excitant.
« UNE MAISON EST UN PORTRAIT DES GENS QUI HABITENT DEDANS, PLUS LEUR MODE DE VIE EST SINGULIER, PLUS LE PROJET EST EXCITANT . »
A.À.V : Dans le cadre du projet Amager Resource Center, à Copenhague, vous avez proposé à vos clients, en plus de l'usine de recyclage au programme, une toiture équipée d'une piste de ski. Comment convainc-t-on d'accepter un tel changement dans le cahier des charges ?
B.I. : Cela n'aurait jamais été possible sans notre interlocutrice chez ARC , notre client. C'est la personne la plus courageuse que j'ai rencontrée ! Elle a réussi à défendre nos convictions tout en écoutant les critiques du CIO, alors que le projet faisait l'objet d'une véritable lutte politique. Grâce à elle, cette usine disposera d'un parc public où les Copenhaguois pourront skier, ce qui n'est pas invraisemblable dans notre pays !
A.À.V : À 42 ans, vous avez été choisi pour dessiner l'une des tours du nouveau World Trade Center à New York. Que ressentez-vous ?
B.I. : C'est un honneur et un privilège incroyables. Dans ces moments-là, on a l'impression d'être l'acteur de son propre film ! Comme tout le monde, le jour où les tours ont été détruites, je ne pensais pas que c'était possible. C'était comme si tout pouvait être balayé en quelques secondes. Il n'y avait plus rien de certain ni d'acquis. À cette époque, je venais d'arriver aux États-Unis, et j'étais très loin d'imaginer que je serai désigné un jour pour reconstruire l'une des tours…
* Big Time , Kaspar Astrup Schröder, 2017, 93 minutes. Si la sortie en France est confirmée, la date n'a pas encore été communiquée.
Interview parue dans Architectures À Vivre 97 spécial petites surfaces