Architectures À Vivre : Comment a débuté votre collaboration avec Mutina ?
Ronan Bouroullec : Nous avons la chance d'avoir du succès, donc beaucoup de propositions. Nous refusons néanmoins nombre d'entre elles. Tant qu'à faire des projets, autant que cela soit avec des gens passionnés, auxquels nous croyons. Et la rencontre avec Massimo Orsoni et Giuliana Ricci ne nous a sûrement pas déçus ! Ils étaient tellement engagés que j'ai su immédiatement que nous allions travailler ensemble. La céramique est devenue une industrie un peu étrange : à près de 90 %, elle reproduit soit de la pierre, soit du bois. C'est une tragédie !
L'industrialisation a des intérêts surprenants - on est aujourd'hui capable de produire de carreaux d'une taille hallucinante -, mais quid de la texture, de la couleur, des sensations, de l'invention ? Peu d'entreprises se posent la question de faire les choses intelligemment, en cherchant à être délicat et qualitatif, avec les bons artisans, les bonnes usines, etc. Mutina, qui est plus un éditeur de carrelage d'ailleurs, fait justement partie de ce petit nombre de compagnies qui pensent qu'elles jouent un rôle dans la société contemporaine. Et cela change tout !
A.À.V. : Dans ce contexte, comment aborde-t-on une collection de carrelage ?
R.B. : Dessiner des matériaux pour l'architecture m'intéresse vraiment. Aujourd'hui, les solutions de second-œuvre sont assez pauvres, et comme je le disais, la céramique particulièrement ! Mais avant tout il fallait comprendre le contexte humain et technique.
L'industrie du carrelage est très différente de celle du meuble. Les volumes produits sont énormes, c'est beaucoup plus organisé. L'usine que nous avons visitée avant de démarrer le projet - celle d'un sous-traitant de Mutina - devait faire 500 mètres de long, avec au départ de la chaîne, des silos contenant de la terre en poudre, et à l'arrivée, du carrelage emballé. Les processus sont totalement automatisés. La question était donc de savoir s'il y avait quelque chose d'intéressant à faire avec ces process.
En tant que designers nous sommes des généralistes, et c'est d'ailleurs ce qui me plaît dans ce métier : être extrêmement naïf et ne pas avoir d'idées préconçues sur les choses. L'objectif était surtout d'aborder le carrelage pour ce qu'il est, et de ne surtout pas chercher à (mal) imiter autre chose !
A.À.V. : Comment avez-vous procédé pour la conception de Pico , votre première collection pour Mutina en 2011 ?
R.B. : C'est un travail sur la matière et la vibration, la lumière, la sensation, à partir d'une trame qu'on dirait faite à la main, de manière un peu aléatoire, alors que c'est une machine qui le produit. Un jeu sur une irrégularité régulière, industrialisable, pour obtenir du velours. La texture du carrelage a une incidence directe sur sa perception. Plus il est mat, plus le toucher est chaud, c'est très surprenant. Sur le plan tactile, arriver à quelque chose d'aussi soyeux et doux est un long processus. Et je crois que c'est cela la réussite de ce projet. À cause du numérique, le travail sur le motif et la texture est souvent mal fait ou très ennuyeux parce qu'il peut être parfaitement réalisé. Ici, il y a quelque chose de plus affectif, de plus humain peut-être. Rétrospectivement c'est toujours dingue de se dire qu'on ait pu passer autant de temps sur un truc qui paraît aussi simple. Pour trouver la bonne échelle du point, le bon rythme, nous avons acheté de la terre et des rouleaux à pâtisserie et avons embossé avec des tas d'outils différents. Là, c'est précisément une pointe de Crayola, ces crayons pour enfant. Techniquement, l'enfoncement devait être suffisant pour que la machine puisse déposer de la couleur en poudre, via une buse, à l'intérieur des points. L'assemblage de la terre était aussi très important. Elle est essentiellement composée de tout venant, mais les derniers millimètres sont choisis pour obtenir une forme d'impureté, un mélange poivre et sel de grains qui donne une couleur vibrante. Sur la base blanche ou grise, par exemple, il y a presque à chaque fois un camaïeu. Cela donne énormément de profondeur aux pièces.
A.À.V. : Ce travail sur la vibration est également très présent dans les collections suivantes, Rombini sortie en 2015, et Piano, tout juste finalisée…
R.B. : Oui, mais avec Rombini par exemple nous avons avant tout travaillé sur une solution complète, qui introduise quand même de la diversité dans un espace. Très souvent, enfin dans certains pays, le carrelage est partout, du sol au plafond. Nous avons donc mené une recherche sur les transitions entre les sols et les murs, sur la manière dont la géométrie se développe d'un plan à l'autre à partir de la mosaïque.
« À CAUSE DU NUMÉRIQUE, LE TRAVAIL SUR LE MOTIF ET LA TEXTURE EST SOUVENT MAL FAIT OU TRÈS ENNUYEUX PARCE QU’IL PEUT ÊTRE PARFAITEMENT RÉALISÉ. ICI, IL Y A QUELQUE CHOSE DE PLUS AFFECTIF, DE PLUS HUMAIN PEUT ÊTRE. » Ronan Bouroullec
Le dessin même de chaque élément a ici moins prévalu que pour Pico. C'est l'effet d'ensemble, dans un espace qui a compté. La peau est plus mécanique. Le losange est traité sous différentes formes : en carreau, puis développé au mur, en extrudant géométriquement le triangle depuis le sol, pour jouer de manière assez spectaculaire avec la lumière, tout en restant assez calme. Et pour Piano, l'approche est encore différente. Elle fait écho à des recherches développées sur d'autres sujets, notamment des tapis pour la marque Nanimarquina, sur la question du motif. L'idée étant de produire un ensemble brouillé. Je m'explique : les carreaux sont rectangulaires et bicolores (une couleur de fond et une couleur émaillée), mais avec des largeurs de bandes différentes, apparemment aléatoires. Une fois posés en grande quantité dans une pièce, même s'il y a peu de couleurs, il est très compliqué pour l'œil de retrouver le motif ou la régularité du carreau. C'est ce qui crée la vibration. Cela, et le de grain de la terre. Là encore, nous avons fait nombre de tests pour finaliser le mélange et rendre l'ensemble vraiment imparfait.
A.À.V. : Le (leit)motif serait donc une recherche de la parfaite imperfection ?
R.B. : Aujourd'hui, nous pourrions être un très bon bureau de design et de marketing, profiter de notre nom en travaillant avec les bonnes marques, etc., en faisant des projets un peu banals mais bien pensés. Je pense que cela marcherait très bien. Mais ce n'est pas notre tournure d'esprit. Nous avons une approche de recherche, et si on entrevoit la possibilité de faire différemment, vivant, alors nous y allons. Chaque chose, quelle qu'elle soit, est abordée sérieusement pour elle-même. C'est tout l'enjeu de notre métier : conserver notre naïveté ! Faire confiance à nos sens, à l'intuition. Si vous regardez dans l'histoire du design, ce ne sont pas les objets les plus industriellement ou techniquement parfaits qui ont marqué des tournants importants, mais plutôt la rugosité ou la douceur, c'est selon, des micros défauts. La force de l'imperfection…
Interview parue dans Architectures À Vivre 98 : Maisons inventives