Qu'est-ce qui vous a poussée à écrire Chez soi ?
Assez classiquement le fait qu'on me reprochait d'être trop casanière, d'aimer rester chez moi. Alors je crois que j'ai voulu prouver que c'était un lieu intéressant où se reflètent le monde extérieur et ses problématiques. Je voulais dépasser cette vision schématique qui voudrait que sortir soit forcément intéressant et que rester chez soi, au contraire, soit le signe que l'on ne s'intéresse à rien, que l'on est paresseux, voire asocial. Le chez-soi pose des questions politiques, notamment celle du droit au logement et des conditions dans lesquelles on habite. J'ai découvert que la France est le pays de l'Union Européenne où les surfaces habitées sont les plus petites ! On devrait passer notre temps à débattre des questions d'architecture ! C'est un enjeu de démocratie ! On a complètement intégré l'idée qu'on ne maîtrisait rien, que ça coûtait un bras et voilà. L'intimité est bien plus politique qu'il n'y paraît.
Dans le livre, vous abordez, entre autres, la question de la place du travail. Quelle est-elle, à votre sens ?
J'ai abordé le travail comme ce qui nous arrache à notre chez nous, qui nous empêche d'en profiter complètement, et qui transforme les heures que l'on y passe en heures résiduelles. Je décris le désordre de la maison le matin, quand on part précipitamment parce qu'on est en retard. Cette situation n'est évidemment pas universelle mais beaucoup de gens la vivent. Je crois que cela fait de nous des étrangers aux lieux que l'on habite. Nous consacrons le peu de temps qu'il nous reste à régler les tâches domestiques. Certes, cela reste une manière d'être en contact avec cet espace intime, mais dans une relation assez superficielle.
Comment peut se tisser ce lien ?
Pour moi, écrire, c'est vraiment être chez moi, cela fait partie du plaisir de l'écriture. C'est-à-dire profiter de mon appartement comme je n'en profite jamais d'habitude. Cuisiner, par exemple, peut aussi être une manière d'habiter un espace, quand on le fait avec plaisir, et qu'on a du temps pour le faire. Mais le travail rend notre vie domestique ou fantasmatique assez pauvre. Et puis évidemment, il y a la question du télétravail, dont je n'ai pas du tout parlé dans Chez soi . Je le regrette un peu, surtout vu la place que c'est en train de prendre !
Justement, le télétravail arrache-t-il aussi au chez soi ?
Oui. On est physiquement là, mais mentalement au travail, ce qui, à nouveau, coupe le lien avec l'intimité domestique, avec l'espace, et les gens qui le partagent. J'ai lu des témoignages effrayants pendant le confinement. Comme le télétravail a été mis en place dans l'urgence, rien n'a vraiment été encadré, préalablement négocié. Certains salariés racontaient les appels le soir, le week-end, et la sensation d'envahissement total qui en découlait. L'expression de cette souffrance offre une vision un peu négative, bien qu'on puisse évidemment y voir des avantages, comme passer moins de temps dans les transports. Mais je pense que le télétravail a pour effet un aplatissement de l'identité, une privation de refuge, de lieu de repli. Or si on perd cette dimension-là, c'est assez terrible...
Dans le livre, vous montrez aussi que le monde extérieur entre de toute façon dans nos intimités, notamment à travers les réseaux sociaux.
Oui c'est vrai. Mais disons que cette communauté virtuelle, bien qu'addictive, n'est pas indispensable. Alors que la communauté de travail, difficile d'y échapper : c'est notre gagne-pain. Cette logique d'invasion, cette porosité des sphères intérieures et extérieures bouleverse tout. L'espace dont on dispose et de la manière dont on peut l'organiser sont aussi des facteurs déterminants.
J'imagine que les dégâts sont moins grands pour ceux qui peuvent avoir une pièce dédiée… Malheureusement, dans toutes les villes où le logement est très cher, c'est à peu près impossible. Alors l'identité de travailleur écrase toutes les autres, simplement parce qu'il n'y a pas assez d'espace physique pour accueillir ce qu'on est d'autre. Il n'y a rien de pire que de faire semblant que le travail c'est la maison, que nos chefs sont nos amis, etc. Le rapport employeur-salarié est un rapport de domination. Transposer la logique de la maison au travail, ou l'inverse, c'est terrible ! C'est une manière de nier aux salariés le droit d'avoir un ailleurs.
Votre bureau idéal ?
Il serait devant une fenêtre, avec une très belle vue, en hauteur, dans un endroit qui ne sert qu'à cela. Il faudrait un lit ou un canapé, pour s'allonger, réfléchir, rêvasser, se reposer. Je crois que c'est lorsque l'on n'est pas volontariste qu'on travaille le mieux. Une très grande bibliothèque, un coin avec une bouilloire et une théière. Du bois, des murs blancs, avec des images accrochées, pour personnaliser. Forcément, un ordinateur. Et je rajouterais un chat et de la musique. J'aime écrire en musique. J'écoute toujours les mêmes vieux trucs. Assez bizarrement, ça m'aide à me concentrer. Un peu trop de silence me déconcerte.
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