Architectures à vivre : Architecte de formation, vous avez travaillé cinq ans en agence avant de vous lancer comme photographe d’architecture. Qu’est-ce qui explique ce revirement ?
Fernando Guerra : Je fais de la photo depuis mes 16 ans. Mais il faut se replacer dans le contexte : en 1986 ce n’était pas un hobby aussi courant qu’aujourd’hui, où tout le monde s’invente photographe derrière son smartphone. À l’époque, je lisais des magazines français comme Photo et Chercheur d’images, et ne partageais ce loisir avec presque aucun de mes amis. Pour autant, ce n’était pas ma vocation : je voulais devenir architecte. D’ailleurs je ne faisais pas de photographie d’architecture, c’était un genre qui m’ennuyait. Ce qui me plaisait, c’était simplement de me promener dans les rues, appareil à la main… Après mes études je suis allé travailler dans une grosse agence à Macau, en Chine. En 1999, quand je suis revenu au Portugal, mon frère Sérgio venait de terminer ses études d’architecture, et conscient de mon intérêt pour la photo, il essayait de me convaincre de créer ensemble une agence de photographie d’architecture. Cela ne me motivait pas vraiment, mais nous avons essayé : FG+SG est alors né. À ce moment là, il n’y avait au Portugal que deux personnes qui faisaient ce travail, plus âgées. Nous représentions donc la nouvelle génération, ce qui nous a aidés à accéder facilement aux commandes. Ma révélation a ensuite eu lieu en découvrant mes diapositives d’une université de Gonçalo Byrne, dans le centre du pays. Tout était parfait, la position des gens, la lumière… Je me suis alors dit que j’avais peut-être quelque chose de nouveau à apporter au genre.
A.à.v : Dans quelle mesure la photographie d’architecture était-elle différente à l’époque ?
F.G. : C’était très statique. Dans les années 1980, les photographes prenaient une façade, une autre, puis ils faisaient trois clichés à l’intérieur et c’était tout. Les visuels étaient vides. Au début des années 2000, certains magazines me demandaient encore de ne pas mettre de personnage. Or c’est tout ce que je ne fais pas ! Aujourd’hui, c’est devenu courant de mettre du monde sur les images. Pour moi ça a toujours été une évidence, car les bâtiments sont faits pour être peuplés ! J’aime capturer des édifices qui vivent ! Techniquement, c’était aussi très différent il y a vingt ou trente ans : les appareils étaient très gros et beaucoup plus complexes d’usage. Le trépied était une nécessité, et tout ce matériel, ainsi que les impressions, coûtaient comparativement plus cher qu’aujourd’hui. On ne peut pas dire que la photo d’architecture était un genre populaire. Les gens me demandaient d’ailleurs pourquoi diable en faire mon métier. Mais les mentalités et technologies ont évolué. Aujourd’hui, je n’utilise que de petits appareils légers, et jamais de trépied en extérieur, sauf le soir. Cela me permet de bouger plus facilement, d’être plus réactif et précis au niveau du cadrage. La perception de la profession aussi a changé : un jour, en 2012, j’étais à New York et un type m’a interrogé sur ce que je faisais dans la vie. Quand je lui ai répondu que j’étais photographe d’architecture, il s’est tout de suite exclamé qu’il trouvait ça « cool ». J’ai ri, j’ai dit : « Ah bon ? C’est cool ? »
A.à.v : Pouvez-vous nous dire comment vous appréhendez les maisons que vous photographiez ?
F.G. : J’arrive tôt le matin, de façon à suivre la course du soleil. Alors, je vois la famille qui se prépare, les enfants partir à l’école, les parents travailler, et moi je reste là, avec le chien ! Plus tard, les enfants rentreront de l’école, ils prendront leur goûter et feront leurs devoirs, les parents reviendront… C’est beau de voir une maison qui fonctionne. Parfois l’activité qui s’y déroule est très riche et m’offre tout le loisir de photographier. D’autres fois, je dois mettre en scène et demander aux habitants de se positionner à tel ou tel endroit. Je ne suis pas photojournaliste, j’ai le droit de prendre ces libertés dans la mesure où le message reste de donner une idée de la maison, montrer comment elle fonctionne, comment la lire, comment la vivre.
A.à.v : Votre approche est-elle la même pour les gros édifices ?
F.G. : Absolument ! Une maison, une usine ou des bureaux, c’est pareil. Il suffit de suivre le soleil, c’est lui qui vous dit où commencer. Aussi, quand je shoote j’essaye de ne pas attirer l’attention. Et d’une façon générale je n’aime pas en savoir trop sur l’édifice avant de me retrouver sur place, afin de préserver la surprise. Les photos doivent être un premier regard.
A.à.v : Et si le temps est gris ?
F.G. : Dans ces cas là je préfère remettre le shooting à une autre date, même si parfois il n’y a pas le choix et qu’il faut faire avec. Il arrive que les photos en ressortent meilleures parce qu’elles sont différentes, justement : regardez celles du club d’aviron d’Álvaro Fernandes Andrade à Foz Coa, au Portugal. Le temps était très brumeux. En arrivant je n’arrivais même pas à voir ce qu’il fallait photographier ! Mais l’expérience m’a appris qu’il faut savoir affronter et résoudre les problèmes, et cette image en est l’exemple réussi. Il fallait utiliser la brume à mon avantage. J’ai eu de la chance, même s’il faut beaucoup travailler pour savoir la saisir.
A.à.v : Êtes-vous un photographe autodidacte ?
F.G. : Oui, j’ai appris tout seul et je ne pense pas que les cours soient utiles. On apprend en ouvrant les yeux, c’est tout. La photo, c’est voir, et pouvoir être émerveillé par le monde. Si vous n’en êtes pas capable, alors vous n’irez nulle part dans ce métier. Personne ne vous apprendra à voir. Je conseille par contre d’acheter un livre sur l’histoire de la discipline car c’est important de savoir ce qui a été fait et ce qui se fait. Il faut pouvoir se positionner par rapport à ces exemples. Quand j’étais jeune, les magazines spécialisés étaient une source d’information importante, j’y découvrais les travaux des photographes de Magnum, d’Henri Cartier-Bresson, Sebastião Salgado, Alex Webb, David Alan Harvey, Steve McCurry, etc. Aujourd’hui, avec Internet, tout se trouve facilement. Les écoles n’enseignent rien que l’on ne peut apprendre soi-même, d’autant plus que de nos jours, la technique est vraiment facile. Il y a bien quelques principes à suivre, comme conserver les lignes verticales, ne pas distordre un édifice, mais il faut savoir les contourner. C’est un peu comme le jazz : il y a des règles mais l’enjeu réside dans la capacité qu’on a à s’en libérer.
A.à.v : Vous êtes très proche d’Álvaro Siza, comment cette relation est-elle née ?
F.G. : En 2016, nous célébrons nos dix années d’amitié. La première fois que j’ai fait des photos pour lui, c’était de son pavillon à Séoul, en Corée. Cela s’est très bien passé et l’un des clichés a même fait la couverture du magazine italien Casabella : un succès ! Ensuite, j’ai photographié ses différentes réalisations pour les éditions Taschen et Phaïdon. Depuis, nous évoluons ensemble et il me demande souvent de l’accompagner en voyage, comme en Asie l’année dernière ou à Londres en 2009. Je capture alors non seulement ses édifices, mais aussi les réceptions, son quotidien… Pour moi, ce sont des moments historiques. Ce travail est d’ailleurs plus proche du reportage. Même s’il a plus du double de mon âge, Siza et moi avons des choses en commun, et parmi elles, celle de partager ses bâtiments avec le reste du monde. J’aime dire que je suis un messager. Tout le monde ne peut pas faire le voyage dans les îles coréennes, mais grâce aux images, c’est possible.
A.à.v : Qu’est-ce qui vous attire le plus dans son travail ?
F.G. : L’échelle, les proportions, les matériaux, la couleur ou son absence, les jeux de lumière… C’est comme photographier un top model, tout est parfait, tout fonctionne, vous n’avez pratiquement aucun effort à faire, hormis cadrer. Sur le cliché du pavillon coréen, avec la femme au balcon, tous les plans sont visibles. Il y en a tant, c’est très sophistiqué, une vraie œuvre d’art ! C’est toujours plus facile quand le sujet est quelque chose de beau.
A.à.v : Est-ce que ça aide pour photographier un édifice de bien connaître son architecte ?
F.G. : Oui, pour savoir comment les formes vont jouer avec la lumière, par exemple. Quand on connaît bien les réalisations d’un architecte, en découvrir une nouvelle c’est un peu comme rendre visite à un vieil ami. J’accorde beaucoup d’importance à la relation que j’ai avec les concepteurs. On finit par les connaître et des liens d’amitié se tissent. Même si on n’a pas besoin d’entretenir une relation spéciale avec un architecte pour photographier son travail, c’est toujours plus agréable.