Jordi Patillon : Comment devient-on le dessinateur de Spirou ?
Yoann : À l’occasion d’un projet de diplôme lors de mes études à l’École supérieure des Beaux-Arts d’Angers, j’avais créé le personnage de Toto l’Ornithorynque, qui par la suite a intéressé l’éditeur Delcourt pour sa collection jeunesse. Un seul album était initialement prévu mais le titre a rencontré un tel succès qu’il y en a eu un deuxième, puis un troisième, etc. En intégrant l’écurie Delcourt, j’ai pu multiplier les contacts et fait notamment la rencontre du scénariste Fabien Velhmann. J’appréciais beaucoup son travail et c’était réciproque ! Un jour, il m’a contacté pour m’annoncer que les auteurs Tome & Janry arrêtaient Spirou et que Dupuis lui proposait de reprendre la série. Il lui restait à trouver un dessinateur pour faire des essais et il a pensé à moi. Notre travail a plu et c’est comme ça que nous nous sommes lancés dans l’aventure.
J.P. : Est-ce que ce n’est pas trop contraignant de travailler sur une référence aussi illustre que Spirou ?
Y. : Je lis la série depuis que je suis gamin et c’est précisément ce qui m’a donné envie de faire de la bande-dessinée. J’ai toujours été fan de Franquin et j’écrivais déjà des petits scénarios de Spirou quand j’étais au lycée. Évidemment, difficile d’éviter le côté monolithique du mythe quand on s’y attaque, mais Spirou offre néanmoins une certaine souplesse en nous autorisant à utiliser tous les genres narratifs. Depuis toujours, les thématiques sont très différentes : policier, science-fiction, humour absurde, documentaire, etc. En travaillant sur Spirou, je n’ai jamais l’impression de faire la même chose d’un album à l’autre, car à chaque fois, je peux apporter mon univers et mes idées, comme chaque auteur précédent a pu le faire. L’éditeur n’ayant pas de cahier des charges, nous avons une totale liberté sur le scénario et les personnages, sauf événement exceptionnel. Par exemple, en 2013, le groupe Dargaud, auquel appartient Dupuis, a racheté les droits du Marsupilami qui était absent de la saga depuis plus de 40 ans. Nous travaillons donc à son retour qui arrivera dans deux albums. C’est un rêve de gosse de dessiner le Marsupilami, je suis très excité !
J.P. : Comment se passe concrètement le partage du travail sur un album ?
Y. : C’est un travail en binôme qui se construit petit à petit. Fabien n’arrive pas avec un scénario tout fait mais propose plusieurs idées sur lesquelles je rebondis en fonction de ce que j’ai envie de dessiner. De mon côté, il y a des images qui me viennent au fur et à mesure et sur lesquelles, à son tour, Fabien réagit. Une fois les grandes lignes du scénario validées, je visualise ce que je souhaite dessiner moi-même, sans vraiment me soucier du temps et de l’énergie que ça peut demander. Il y a deux ans par exemple, j’ai redessiné une Turbotraction pour le Journal de Spirou parce que j’en avais envie… et cela m’a pris un temps fou ! Je travaille ensuite avec le designer Fred Blanchard qui s’occupe plus particulièrement de dessiner les machines ou les décors. De temps en temps, je lui fais des croquis pour lui expliquer ce que j’aimerais avoir, puis il me renvoie sa version que je retravaille à ma façon.
J.P. : On retrouve dans vos dessins le même intérêt pour le design et l’architecture que chez Franquin…
Y. : Pour moi, l’âge d’or de Spirou, c’est la période de Franquin, avec cette attention particulière portée au design et à l’architecture, le décor devenant un support de l’histoire. Ce qui est étonnant, c’est que cela a laissé une empreinte importante chez beaucoup de lecteurs alors qu’en réalité, ce n’est pas toujours forcément très présent ! C’est qu’il réussissait à créer une atmosphère avec parfois trois fois rien. Un album comme Les Pirates du silence est assez emblématique en ce sens : l’architecture et le design moderne d’Incognito City, la ville des milliardaires, sont présents par petites touches mais restent dans les esprits, notamment par la représentation des voitures ou les dessins profilés de certains immeubles. Ce sont des détails mais tellement forts et minutieux qu’ils restent dans l’imaginaire collectif. On s’aperçoit que la période où Spirou a été le plus en phase avec son époque, que ce soit en termes d’innovations architecturales ou scientifiques, correspond à celle de Franquin. Il était particulièrement sensible à ces questions et aimait s’inspirer du design de son époque, s’y intéressait beaucoup, possédant même chez lui le mobilier qu’il dessinait. Ses villas aux structures complexes ou ses inventions un peu dingues ont toujours été pleinement ancrées dans leur temps. Le design de la Turbotraction s’inspire par exemple de réalisations de son époque. Pour nous, c’était un choix évident que de réassocier Spirou à l’architecture et au design, car ce sont des notions qui ont participé à la définition et au succès de la série.
J.P. : Ce rapprochement semblait en effet avoir disparu avec les dessinateurs qui ont suivi Franquin…
Y. : À la suite de Franquin, Fournier a doté Spirou d’une R5 et d’un pavillon de banlieue. Pour simplifier, le héros de Franquin se meublait chez un designer, celui de Fournier chez Conforama ! Tome & Janry n’ont pas changé cela. Entre-temps, Cauvin et Broca étaient même allés jusqu’à le faire habiter une maison Bouygues ! Avec Fabien, nous nous sommes dit que ce serait dommage de ne pas revenir là-dessus. Nous voulions caractériser les goûts de Spirou, ainsi que ceux de Fantasio, pour mieux les dissocier. Ce ne sont pas des jumeaux et pourtant, c’est ce qu’ils étaient un peu devenus ces 20 dernières années. Ils habitaient la même maison, conduisaient la même voiture, étaient d’accord sur tout... Il fallait leur redonner à chacun une vraie personnalité !
J.P. : Définir l’architecture dans laquelle ils évoluent participe donc à la construction des personnages ?
Y. : Tout à fait et cela nous a amenés à nous poser plein de questions : Spirou n’étant pas Fantasio, où habite-t-il ? Qu’a-t-il accroché sur ses murs ? À quoi ressemble sa cuisine ? Comment accueille-t-il les gens chez lui ? Le lieu doit raconter quelque chose sur la personnalité des gens qui y habitent. Dans le dernier album, Dans les griffes de la Vipère, la maison de Spirou est peu visible mais j’ai néanmoins fait le choix de conserver celle dessinée par Franquin, avec le même mobilier de designers comme Marco Zanuso, Osvaldo Borsani, Jorge Ferrari-Hardoy ou Pierre Guariche. Cela apporte une continuité et consolide notre toile de fond. Mais à côté de cela, nous ne nous empêchons pas d’utiliser des références plus contemporaines car je n’ai évidemment pas les mêmes influences que Franquin ou Fournier. Pour le stylisme et les véhicules de la garde de Zorglub dans Alerte aux Zorkons et La Face cachée du Z par exemple, je n’avais pas envie qu’on copie Franquin mais je souhaitais plutôt que l’on s’inspire de ses formes de base pour les réinterpréter à notre manière. Je pense que beaucoup de lecteurs ont été déçus qu’on ne reprenne pas exactement le design des engins qu’il avait créés. Mais notre but, dès le tome 51, c’était de mettre au point les codes graphiques de Zorglub en prévision du tome 52 qui allait se passer sur la lune. Le design, c’est aussi une réflexion sur le long terme.
J.P. : Où trouvez-vous votre inspiration pour dessiner vos décors ?
Y. : Je feuillette pas mal de livres d’architecture et de temps en temps, je vais me promener dans des showrooms. Dans le dernier album, j’ai dessiné l’agence des concurrents de la Vipère en m’inspirant des anciens bureaux de Dupuis situés dans un bâtiment type 1900 avec des verrières Porte de la Villette. Pour la partie de l’histoire se passant sur une île récemment construite, j’ai consulté des documents sur les villes qui avaient été imaginées dans les années 1950, telles Brasilia, Chandigarh ou certaines grandes agglomérations du Congo. La maison choisie pour la couverture, est aussi très racée. À l’origine, j’avais soumis quelques croquis à Fred Blanchard d’une villa des années 1950, typique de Franquin, avec des auvents, des grandes verrières, à l’image des Case-Study Houses… Lui est finalement parti de l’idée que Spirou, kidnappé par un collectionneur, est prisonnier dans une habitation qui aurait la forme d’un livre ouvert. Le décor devient parfois une métaphore du scénario. Autre exemple, la maison de la Vipère a, elle, pris la forme d’un microscope pour illustrer le fait que ce milliardaire achète des héros pour les observer sous toutes les coutures. Dans le prochain album, Fantasio aura sa propre villa, dessinée à partir d’un bâtiment existant du côté de Reims. Pour les intérieurs, je me suis par contre inspiré d’un loft de 250 mètres carrés au bord de la Meuse occupé par… l’ancien rédacteur en chef du Journal de Spirou ! Spirou évolue avec son temps et c’est pour cela qu’il est toujours là et que son public continue à se renouveler !