PROPOS RECCUEILLIS PAR BÉATRICE DURAND
Architectures À Vivre : Votre série photographique paraît au moment où une pétition est lancée contre le projet de réhabilitation des « Tours Nuages »1. Est-ce le fruit du hasard ?
Laurent Kronental : Depuis 2011 et le début de mon travail « Souvenir d'un Futur »2, j'avais entendu des échos d'une possible destruction de ces tours. Mais aucune information n’était officielle. Il se trouve que la sortie de ma nouvelle série « Les Yeux des Tours » coïncide avec l'actualité du quartier, mais c’est un hasard. Pourtant classés au patrimoine du XXe siècle, les immeubles sont en passe d'être restructurés dès 20183. Les évolutions prévues pourraient profondément changer leur visage. Exigeant une amélioration de l’isolation thermique, elles soulèvent de multiples contestations sur la réinterprétation artistique de l'ensemble. Les façades de Fabio Rieti et les fenêtres si atypiques seraient alors modifiées. Des bureaux, un hôtel et des espaces de coworking pourraient aussi être installés dans les tours pour en diversifier les usages : cette requalification impliquerait un déplacement d'une partie de la population. Je n'avais pas connaissance des pétitions il y a encore quelques semaines. Je n'ai pas cherché à établir de liens avec ce projet de restructuration dont j'ignorais l'existence. J'avais dès le départ la volonté de conserver à travers la photographie la mémoire d'une époque des Grands Ensembles et de ses seniors. Ces quartiers ont changé de visage depuis les années 1980 : ils sont soit réhabilités, modifiés, repensés ou parfois partiellement détruits et leur physionomie initiale tombe dans l'oubli.
A.À.V. : Pourquoi votre regard s’est-il porté sur les fenêtres ? Que disent-elles du futur rêvé par Émile Aillaud ?
L.K. : Ma première série se focalisait sur les extérieurs des Grands Ensembles de la région parisienne, dans lesquels j'avais photographié les habitants seniors. Mon objectif était de projeter le spectateur dans un univers où les derniers témoins seraient les personnes âgées. Je voulais rendre hommage à une génération souvent marginalisée avant qu'elle ne disparaisse, emportant avec elle le souvenir d'une époque. Il m'apparaissait pertinent de lier le vieillissement de ces aînés à celui des ensembles qu'ils ont vu construire. Ce premier projet nous questionne sur la manière dont on imaginait le futur après-guerre, un futur rempli d'espoir et de promesses. Dans les années 1950-60, l'homme nouveau était censé trouver dans ces Grands Ensembles le bonheur en famille, loin de l’agitation. Ces quartiers ont été construits afin de résoudre les problèmes de logement, d'accroissement démographique, d'exode rural et d’immigration. À partir des années 1970, ces lieux sont de plus en plus décrits comme des cités dortoirs et controversés. L’opinion publique a alors basculé dans un rejet de cette solution qui, finalement, a été abandonnée dans les années 1980.
Née en 2015, la série « Les Yeux des Tours » prolonge cette étude en explorant cette fois les intérieurs. Fasciné tant par le geste architectural que par l’idéal utopiste qui sous-tend ces projets, je souhaitais inviter le spectateur à découvrir l'intimité de l'habitat et retrouver la trace de l'individu au sein de ce Grand Ensemble exceptionnel. Les « Tours Nuages » captivent par leurs lignes, leur taille, leurs façades aux mosaïques colorées et leurs fenêtres étonnantes, semblables à des hublots. Le hublot est non seulement une fenêtre originale mais il apparaît aussi comme un œil biface qui observe le monde. Subtile frontière entre l'environnement et le foyer, cet œil nous parle de la société, de l'Homme et de ses aspirations.
Par sa variété de paysages et de lumières, le hublot charme. Mais il inquiète aussi, en dévoilant une réalité grouillante et changeante qui étend ses constructions de verre et d’acier sur la nature. Ce spectacle s’incruste dans le quotidien de l’habitant qui tente de consolider son havre de paix par son ameublement et ses objets préférés, recréant ainsi un enracinement personnel. Le hublot crée l’illusion d’un voyage, d’un départ vers le bonheur. Le prosaïque et le merveilleux se superposent, se mêlent et se confondent au travers de cet œil. C’est la lucarne d’un salon volant ; c’est le sabord d’une cuisine flottante. C’est le présage d’une croisière, d’un nouveau départ vers le bonheur. Pourtant, l’exaltation s’est estompée face aux réalités : le vaisseau-tour resté à quai a vieilli et l’espoir de changement s’est coloré peu à peu de modestie routinière. Dans les années 1970-80, Émile Aillaud avait pu espérer améliorer les relations sociales par son architecture novatrice à une époque où tout semblait possible.
En choisissant de ne pas montrer l’habitant pour mieux le faire deviner, j’incite le spectateur de mes images à se questionner sur ce qu’il voit, à comprendre les relations subtiles entre mobilier et culture, entre intérieur et extérieur. L’intérieur entre en résonance avec l’extérieur dans un dialogue où s’instaurent de multiples nuances. Harmoniques, quand les formes et les couleurs de l'habitat se marient avec les illuminations citadines, temporelles quand le mobilier et la décoration font ressurgir un passé oublié. Insolites, lorsque le panorama émerge du hublot en décalage avec le décor. Autant de symboles d'une constance persévérante, d’une résilience à la modernité.
La cité Pablo Picasso est pour moi l'un des Grands Ensembles les plus spectaculaires et emblématiques construits pendant les Trente Glorieuses en France. Son allure hors norme lui donne une force et une magie redoutables. Les « Tours Nuages » détonnent dans le paysage. Elles écrasent mais fascinent, elles inquiètent mais émerveillent. Elles sont fines et élégantes mais aussi abîmées par le temps, ce temps qui les a rendues anachroniques. C'est cette ambivalence qui m'a tant séduit. Elle a été un des socles de mon envie de réaliser ce projet.
A.À.V. : À quel moment l’idée des « yeux » est-elle apparue ?
L.K. : L’idée m’est apparue en photographiant les fenêtres en goutte d’eau dans mes premiers repérages. Cela venait exactement s’insérer dans mon projet de représenter le contraste entre intérieur et extérieur que je conçois comme une lutte entre deux volontés : celle de l’homme qui veut préserver son être et son histoire et celle de la société et de son productivisme envahissant qui vient contester cette intimité passéiste. À leur frontière, le hublot apparaît comme un œil double qui voit placidement s’affronter ces deux volontés. Cette série rappelle que la perspective n’est rien sans le point de vue, que la scène n’est que le reflet ou l’ombre de celui qui la contemple, autorisant ainsi toutes les transfigurations. Le regard retrouve alors son sens premier et devient l’autre nom de la fenêtre. Les yeux des tours s’ouvrent et voient soudain le paysage bétonné prendre sens. Le rêve futuriste du bâtisseur, confronté à la durée et à l’existence, se prolonge en une ultime illusion : celle de voir réunis sur un même plan le passé, le présent et le futur.
A.À.V. : La plupart des prises de vue sont captées avec une lumière entre chien et loup, aux moments où l’on voit mais où des points de lumière artificielle marquent le paysage : pourquoi le choix de ces heures particulières ?
L.K. : La plupart des images ont été réalisées tôt le matin ou en fin de journée dans le but de capter les lumières douces et magiques de l'aube, du crépuscule et des heures bleues – entre « chiens et loups » au pluriel donc. J'aime ces moments car ils poétisent la ville, la magnifient et lui donnent un visage différent. Contempler au matin le silence de la ville encore endormie, les néons scintillant dans l'obscurité, le début du vrombissement des voitures et des scooters, le chant des oiseaux qui s'élève. Le soir, on distingue les lumières éparses des appartements qui s'animent, les habitants rentrent du travail, les cuisines s'activent et les repas se préparent, les télévisions s'allument et éclairent les pièces d'un halo bleuté, autant de signes de vie qui constituent cet entredeux qui me passionne. À la chambre argentique et à travers ma photographie, je n'ai jamais travaillé sur l'instant décisif comme pouvait le faire Robert Doisneau ou Henri Cartier-Bresson. Mais par ces instants en mutation, en perpétuel mouvement, je parviens dans une certaine mesure à saisir l'unicité d'un moment. Les lumières et les conditions météorologiques sont pour moi essentielles car elles produisent des couleurs et des atmosphères singulières, apportant de la force à un instant qui, peut-être, ne se représentera jamais.
J'ai eu la chance de saisir quelques moments rares telle qu'une mer de nuages sur Paris et sa banlieue. Je n'aurais pas pu l'avoir en pleine journée. Ce jour-là, je surplombe les nuages. Au loin apparaît La Défense qui émerge. Depuis « Souvenir d'un Futur », j'étais à la recherche de ce phénomène. Je l'ai scruté au fil des mois, regardant régulièrement les prévisions de la météo. C'était pour moi un rêve de réussir à capter ce lit de nuages depuis les « Tours Nuages ». Je me suis régulièrement levé à 5h pour finalement apercevoir une légère brume, parfois un brouillard épais. Cette configuration est très spécifique car elle induit que le brouillard se plaque au sol, l'humidité doit être élevée et le vent faible. On parle alors de bancs de brouillard que l'on retrouve en automne ou en hiver, plus fréquemment en campagne. Ce matin-ci, mon réveil se déclenche vers 4h30. Je regarde à l'extérieur par ma fenêtre. La visibilité est bonne. Je me dis alors qu'il serait sûrement plus utile de me rendormir. Je tente quand même d'attendre un peu. Soudain, 30 minutes plus tard, le paysage est envahi d'un brouillard compact, proche du sol. Je tente ma chance et décide de garder mon rendez-vous. Je suis toujours gêné de demander à une famille d'arriver si tôt. À certaines saisons, je suis malgré tout obligé de le faire si je veux saisir l'aube. Je suis donc profondément touché que certains habitants acceptent de m'épauler ainsi. À 5h15, j'arrive aux « Tours Nuages ». Je lève la tête en direction du haut de la tour et je distingue légèrement le ciel au-dessus. Bon signe ! En entrant dans l'appartement, la surprise est exceptionnelle, je n'avais jamais encore vu de mes propres yeux cette mer tant attendue.
Je cherchais à travers cette nouvelle série à poursuivre une certaine esthétique créée dans « Souvenir d'un Futur ». Le rendu du projet aurait été probablement différent si je n'avais pas photographié les intérieurs de la cité Pablo Picasso à ces heures-ci. Entre 11h et 15h, la lumière est plus crue et apporte des contrastes plus forts, des ombres plus tranchées, une découpe de l'architecture plus nette, et des écarts importants entre les zones sombres et les zones claires. Dans ces conditions, il est moins évident de capter toutes les subtilités des espaces qui peuvent être ainsi tamisés ou surexposés. Travailler en pleine journée aurait sûrement apporté une autre dynamique à mon projet mais qui n'était pas celle que je voulais livrer. Les aurores, le coucher du soleil, la vie qui s'éveille ou s'endort permettent de créer un sentiment de début et de fin. Prémisses d'un rêve ou fin d'une utopie, début de vie ou disparition d'une architecture, vieillissement de l'homme ou rides de la ville, voilà des sujets qui me transportent et que je tente de développer à travers mes travaux artistiques.
A.À.V. : Avez-vous été surpris en ouvrant pour la première fois la porte de ces appartements ?
L.K. : La première chose qui m'a frappé est que l’on est happé par l’univers de l’habitant. Chaque décoration est différente et reflète une origine culturelle particulière. De l'extérieur, on pourrait penser que les logements sont petits mais ils sont au contraire relativement spacieux. Malgré ses configurations diverses, un des points communs est le hublot, auquel l’œil se raccroche solidement pour ne pas perdre ses repères.
Je décide de photographier un appartement lorsqu’il est représentatif de mon projet par ses rythmes propres : contrastes entre intérieur et extérieur, contrastes des éclairages et du paysage, contrastes temporels des éléments de la composition, contrastes entre l'intimité du logement et l'anonymat du Grand Ensemble, contraste entre la petitesse des bibelots et l’immensité architecturale. Je recherche les ambiances que produisent la patine des décorations, leurs couleurs, la disposition du mobilier, l’harmonie globale, ses côtés insolites. Je les ressens immédiatement dans un coup de cœur, dans un déclic où je me sens comme un observateur d'un temps immobile. J’aime les vues culminantes, souvent spectaculaires, l’amoncellement des antennes et des paraboles, et tout en bas, la cime des arbres et le découpage du quartier, ses rues, ses allées.
La composition est centrée sur la fenêtre. Je dois trouver un équilibre entre leurs trois formes : cercle, carré ou goutte d'eau. Leur transparence fait ressortir le paysage, leurs salissures évoquent le flot du temps qui passe, leur opacité ou le flou de leur lumière mettent en relief l’intérieur, leur position dans l’espace inspire l’isolement ou au contraire la chaleur du voisinage. Je veux aussi montrer les autres « Tours Nuages », soit partiellement, soit entièrement, comme immergées dans le cadre du hublot. J’apprécie la variété des pièces, l’originalité d’un lit, d'une armoire, d’une cuisine aménagée, d’un séjour meublé ou à l'inverse désert, qui donnent à la composition une réalité très présente, une humanité suggérant l’habitant, une temporalité des objets qui connote la vie, l’histoire, la société.
On peut se questionner sur l’ergonomie de l’habitat. Est-ce que la courbure des murs empêche le placement des meubles ? Est-ce que l’étroitesse des cuisines et des salles de bain répond aux besoins actuels ? Est-ce que la modernité des années 1970 est devenue désuète face aux aspirations d’aujourd’hui ? Malgré les rénovations successives, ces espaces ont vieilli et devraient être modernisés.
A.À.V. : La série envoyée compte 27 photos. Ce qui signifie au moins 27 appartements, 27 habitants, 27 rencontres, 27 négociations. Comment fait-on pour ouvrir autant de portes ?
L.K. : Venir aux « Tours Nuages » découle d'une démarche personnelle. Tout le monde n'a pas forcément l'idée de s'y rendre. Beaucoup trouvent les bâtiments laids et austères et refusent d’aller plus avant dans la visite. Ce sont des lieux extraordinaires, proches de Paris, susceptibles d’intéresser les amateurs d’art ou d’urbanisme, mais la réputation du quartier dit « sensible » peut freiner. Au-delà des stéréotypes, je peux dire après coup que photographier est parfois difficile sans une personne-relais pour m’assister. Après de longues recherches, on m'a présenté Mohamed « Thé-man ». Je ne l'avais jamais rencontré mais j'avais déjà entendu parler de lui. Il est connu de tous à Nanterre : depuis son plus jeune âge, il sert le thé à la menthe chaque soir aux habitants du quartier. Cela a été une très belle rencontre humaine et professionnelle et Mohamed est devenu un ami. Il m'a accompagné tout au long de la série et je lui en suis profondément reconnaissant. Il a été exemplaire, doté d'un excellent relationnel, drôle et toujours rigoureux et m’a aidé à ouvrir les portes.
Rentrer dans l'intimité des logements n’est jamais évident et demande beaucoup d’empathie, d’écoute, de patience, de politesse. Il faut avancer pas à pas et créer un climat de confiance. Certains habitants des « Tours Nuages » étaient enthousiasmés par mes premiers clichés. Beaucoup étaient surpris du spectacle des intérieurs de leurs voisins des autres tours, de leur agencement, de leur mobilier, de leur décoration, des vues du paysage. Je recevais alors des feedbacks constructifs, encourageants. La série comporte 27 photos mais j'ai visité bien plus d'appartements que je n'en montre. Je suis rentré dans des dizaines de logements que je n'ai pas photographiés. J'ai pu rencontrer plus d'une centaine de familles tant à l'extérieur des bâtiments qu'en sonnant à leurs portes ou en les croisant encore dans les parties communes (halls, ascenseurs). Les réactions étaient très variées. J'étais accueilli ou bien avec curiosité et hospitalité, ou bien l'on souhaitait me rendre gentiment service sans toutefois être intéressé par mon projet. Il m'est également arrivé qu'on me parle à travers la porte ou qu'on ne m'ouvre pas par méfiance. J'ai bien entendu essuyé beaucoup de refus qui peuvent être décourageants sur la durée. Mais avec ma première série, j'en avais déjà fait l'expérience et j'avais pris l'habitude de me retrouver dans ces situations. Il faut savoir garder le cap et continuer d'avancer. Ces réactions sont inhérentes à ce type de projet d’exploration de lieux privés où le photographe se heurte à l’intimité ou à la propriété des lieux. C'était à moi de respecter chaque décision et d'accueillir avec joie les familles qui souhaitaient m'épauler.
J'ai noué des belles relations avec certains habitants de la cité Pablo Picasso. Je suis toujours en contact régulier avec eux. C'est aussi un plaisir de venir les voir en dehors du cadre de mon projet et de partager des instants. Je vis alors une autre histoire et cela me permet de porter un regard complémentaire sur ma série. Nous avons même organisé avec mon assistant, qui habite le quartier, plusieurs dîners de rencontre avec des voisins qui ne se connaissaient pas auparavant. Ce sont de formidables souvenirs.
A.À.V. : Quels sont les sentiments des habitants vis-à-vis de leur de vie ?
L.K. : La population des « Tours Nuages » est hétérogène tant dans ses origines ethniques que dans ses revenus et âges. Les premiers habitants des années 1970 étaient principalement issus de l’Hexagone. Enthousiasmés par les lieux, modernes et spacieux, les panoramas qu’ils pouvaient contempler, certains y sont restés, fidèles à leur installation initiale et aux facilités qu’elle offrait à l’époque pour leur vie professionnelle. Ces personnes sont maintenant en partie retraités et n’ont pas envisagé de partir en province. Puis des vagues successives sont venues y habiter en provenance des pays du Maghreb, d’Afrique noire, du Moyen-Orient et même d’Inde. Globalement, on trouve des habitants de tous âges qui possèdent des revenus souvent modestes ou faibles, à quelques exceptions. Selon ces revenus, ils logent dans des tours ILM (immeuble à loyer moyen) ou des tours HLM (habitation à loyer modéré).
La majorité des habitants que j'ai interrogés étaient, à leur arrivée, interpelés par la vue. Mais avec le temps, ils s'y sont habitués et finissent par ne plus profiter de la vision futuriste de l'architecte. Beaucoup logeant dans les étages élevés citent néanmoins la beauté du panorama. Bien que les difficultés du quotidien finissent par l'emporter, certains mentionnent le bien que cela leur procure de contempler un tel paysage, une manière de se relaxer et de méditer. Mais l'œuvre d'Émile Aillaud est clivante. Les avis sont très divers de la part des habitants de la cité Pablo Picasso. Certains l'apprécient pour son allure, ses formes, ses couleurs, ses espaces, son ambiance, ses sculptures, sa proximité avec le quartier de La Défense et le parc André Malraux. Ceux-ci y sont profondément attachés. Ils y ont grandi et y ont construit leurs souvenirs. Leurs familles et amis habitent parfois le quartier qui représente à leurs yeux un cocon protecteur. D'autres sont au contraire très critiques à l'égard de cet ensemble : ils le trouvent peu pratique à vivre, notamment pour meubler les appartements, et s'affirment très tranchés quant à son esthétique. La majorité des habitants s'accordent unanimement à dire que le quartier n'est pas suffisamment entretenu. De nombreuses façades ont été abîmées par le temps et certains petits carreaux composant les mosaïques en trompe-l'œil s'effritent puis tombent. Par ailleurs, l'étanchéité des appartements n'est pas suffisamment bonne et l'humidité s'infiltre régulièrement.
A.À.V. : Beaucoup d’images montrent des ambiances seventies dans l’aménagement, par les tapisseries, moquettes murales, rideaux, couleurs. Était-ce un critère ou est-ce représentatif de l’ambiance qui y règne ?
L.K. : Tous les appartements des « Tours Nuages » ne présentent pas forcément des ambiances seventies aussi marquées que sur mes images. Certains logements sont plus modernes, notamment chez des jeunes locataires ou des familles qui viennent d'emménager. De nombreux clichés de ma série ont été réalisés chez des personnes ayant entre 50 et 85 ans, arrivées dans le quartier dès la fin des années 1970. Leurs appartements sont souvent restés tels quels depuis cette époque. Les ambiances seventies et leurs décorations symbolisent à la fois l’enracinement culturel et le temps qui a passé, en faisant vieillir les habitants de la première heure. Elles accompagnent donc mon projet qui vise à représenter dans mes images la dynamique des années. De plus, elles illustrent une réalité sociale de notre temps et méritent un témoignage photographique alors qu’elles sont en passe de disparaître.
A.À.V. : Qu’est-ce qui vous plaît fondamentalement dans ce patrimoine des années 1970 ?
L.K. : Cette génération de Grands Ensembles des années 1970-80 semble exister hors du temps, comme si leur raison d’être oscillait entre futur et passé. Je suis fasciné par leur urbanisme démesuré et leur allure à la fois brutale et poétique. Souvent décriés, ils passionnent comme ils repoussent mais ne laissent personne indifférent. Je les vois parfois comme des monuments dont la taille et les lignes m'évoquent de véritables colosses. Ces ensembles m'inspirent car ils sont depuis des années stigmatisés et marginalisés dans l'opinion publique. Souvent méconnus ou mal aimés, l'image de ces immeubles a profondément évolué des années 1950 jusqu'à aujourd'hui. Dans les années 1950 et 60, les Grands Ensembles sont présentés comme une solution à la crise du logement (destruction pendant la guerre, insalubrité des habitats) et à la crise de la ville (refus de l'étalement urbain à la croissance galopante). Ces ensembles doivent permettre à cette époque de rééquilibrer le territoire. Ils sont le symbole d'une modernisation triomphante où la population accède à un confort généralisé et standardisé et où l'humain peut s'épanouir à l'écart de l'agitation de la métropole. À partir des années 1960, on commence à critiquer ces quartiers, à évoquer leur monotonie, les problèmes qu'ils posent, le rejet de leurs formes et de l'habitat de masse. Ils sont considérés comme des villes dortoirs, coupées de la capitale. Les habitants se sentent à l'écart, le réseau de transports n'est pas assez développé dans ces villes nouvelles. Dans les années 1970, les représentations positives d'origine s'estompent tandis que les critiques demeurent et s'intensifient. En 1973, la circulaire Guichard met l'arrêt à l'élaboration et à la construction de nouveaux projets. Ces ensembles deviennent petit à petit des lieux de précarité économique et sociale. Dans les années 1980, des premières tours commencent à être détruites. Dans les années 1990, des historiens vont commencer à mettre en valeur l'importance de ces constructions pour l'histoire architecturale, urbaine et sociale. Dans les années 2000 se lancent des projets de rénovations urbaines et de réhabilitations.
Les Grands Ensembles, mémoire d’utopies passées, sont riches d’enseignements. Ils doivent demeurer à ce titre des œuvres essentielles de notre patrimoine. Mais il reste encore beaucoup à faire pour réaménager cet environnement urbain dont on ne s'occupe pas assez et qui s'est détérioré au fil du temps. Je suis très attaché à ces quartiers dont l'architecture paraît surréaliste, démodée, fatiguée et pourtant toujours futuriste.
A.À.V. : Vos séries photographiques se déroulent sur des temps assez longs – 4 ans pour la première 2011-2015, 2 ans pour la seconde – 2015-2017 : cela signifie-t-il que ces espaces mettent du temps à se révéler ?
L.K. : Ces gestations peuvent paraître longues mais, à mes yeux, elles ont été essentielles pour murir mon projet photographique. Élaborer mes séries sur la durée me permet de leur donner corps en restant le plus authentique possible. Il m’est essentiel d'explorer en profondeur les sujets que j’expose, être en phase avec ceux-ci, les ressentir pleinement. Il me semble que chaque projet possède son temps de maturation, son temps pour prendre vie. À l'avenir, je pourrai peut-être élaborer une série en quelques mois ou au contraire en plusieurs années si elle exige davantage de recherches. Il n'y a pas de règles et les façons de procéder sont innombrables. Chaque photographe fonctionne différemment. Il lui faut savoir s'écouter, se respecter, approfondir ce qui l’anime à travers ses intuitions, ses envies, ses coups de cœur, ses sensations. Ce processus lui permet de se découvrir et de s’affirmer progressivement.
Évoluer dans les Grands Ensembles demande de la patience et de la persévérance. La réputation de certains quartiers dits « sensibles » – malheureusement cités dans les faits divers pour des problèmes d'insécurité, à tort ou à raison – peut freiner, voire inquiéter. Cela demande une bonne connaissance du terrain. De plus, manœuvrer une chambre argentique grand format requiert de la technique et une nécessité de ralentir mes actions. Il faut penser ses images, les construire méticuleusement sur trépied, choisir ses optiques. Le matériel étant relativement lourd et peu mobile, je préfère souvent observer avec attention, revenir plusieurs fois sur une même composition, plutôt que de la photographier directement. De ce fait, j'ai le sentiment de mieux m'imprégner d'un paysage, d'une architecture. Cela m'aide à être plus précis. Avec les personnes que je choisis de photographier, ce temps me donne l'opportunité de créer un plus large échange, des rapports de confiance. Enfin, l'image apparaissant à l'envers sur le dépoli – le verre de visée de la chambre – m'oblige à une plus grande concentration. Ce n'est pas toujours simple pour cadrer, c'est une autre manière de penser ses clichés. Le grand format « 4x5 inch » m'a beaucoup appris et m'a ouvert de nombreuses perspectives.
Les compositions ne se révèlent ni ne se donnent à nous immédiatement. Il faut les découvrir, choisir ce qui les rend belles ou pertinentes, ce qui leur donne du sens : la lumière, la météo, la distance au sujet, le cadrage, les détails. Chaque photo est une aventure qu’il faut vivre au rythme des rencontres avec les habitants, au rythme des découvertes de leurs logements. Je dois donc me donner du temps pour trouver, choisir, interpréter, restituer, me remettre en question aussi, accepter de supprimer ou d'intégrer des éléments, questionner, transmettre, finaliser. Il me faut aussi repenser mes objectifs quand je fais fausse route ou abandonner une idée infructueuse. Je dois assumer ces réflexions, ces doutes et leur donner le temps d’exister. C'est un processus long qui me fait grandir humainement et artistiquement. J'y trouve énormément de plaisir, des surprises, de la motivation et une grande source d'inspiration.
J'aimerais beaucoup réaliser deux livres à partir de mes séries. J'attendais d'avoir suffisamment de matière à apporter pour envisager une aventure éditoriale. Ce serait l'achèvement d'un travail débuté il y a six ans qui m'aura longuement passionné. Je retourne actuellement dans les banlieues parisiennes afin de réaliser quelques nouveaux clichés. De 2011 à 2015, j'avais exploré plusieurs Grands Ensembles que je n'avais pas eu le temps de photographier. Rencontrer les seniors, m'imprégner de chaque quartier et trouver des personnes-relais sur place n'était pas simple. Cela demande beaucoup de patience, de persévérance et d'empathie. J'espère ainsi pouvoir finaliser de nouvelles vues et poursuivre de belles rencontres avec les habitants. En parallèle, je réfléchis à une troisième série. Plusieurs idées émergent. J'ai envie de m'immerger dans un nouvel univers et raconter/témoigner de nouvelles histoires.
Interview parue dans Architectures À Vivre 99 : spécial rénovation actuellement en kiosque et disponible sur la boutique en ligne
1Depuis le 5 octobre 2017, une pétition a été lancée par le collectif des « Habitant.es des Tours Aillaud » et les associations Docomomo-France et Sites & Monuments qui interpellent le ministère de la Culture au sujet des incidences du projet en cours et demandent à ouvrir un dialogue avec les principaux acteurs.
2La série « Les Yeux des Tours » fait suite à un premier travail intitulé « Souvenir d’un futur » qui consistait en un portrait croisé d’habitants associés à leur lieu de vie : les habitants, âgés, étaient mis en scène seuls dans les Grands Ensembles qui les avaient vu vieillir.
3Malgré une rénovation partielle en 2011, les tours ont vieilli et ne sont plus suffisamment entretenues. Hauts-de-Seine Habitat, la ville de Nanterre et son office HLM ont lancé un appel à manifestation d’intérêt auprès de plusieurs équipes d’architectes et d’urbanistes en vue de valoriser ce patrimoine.