Le Grand Hôtel ou l’Élysée Palace ont contribué à transformer Paris en « Ville Lumière » dans la deuxième moitié du XIXe siècle1. Mais quelle place occupe l’hôtel dans le paysage urbain près de deux siècles plus tard – alors que la capitale est devenue l’une des villes les plus visitées au monde et qu’Internet a bouleversé l’hébergement touristique ? En suivant de près l’évolution et les formes de cet objet typique du panorama parisien, les commissaires de l’exposition « Hôtel Métropole – depuis 1818 », Catherine Sabbah et Olivier Namias, se sont plongés dans les complexités du tourisme moderne et contemporain. Tous deux journalistes, l’une spécialisée en économie des villes, l’autre en architecture, ils ont conjugué leurs approches pour cerner l’hôtel sur le temps long. Leur enquête rend compte d’un objet qu’il qualifie de « caméléon » pour sa capacité à se glisser et faire corps avec son environnement. Cette qualité et son ancienneté sur le territoire feraient de l’hôtel parisien un atout dans la configuration d’une ville ouverte à la diversité. Entretien avec l’un des commissaires pour démêler les raisons de cette hypothèse peu intuitive.
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Architectures à vivre : Depuis plusieurs années, un mouvement anti-touristification monte dans les grandes villes, porté par des collectifs d’habitants dénonçant l’expulsion des résidents par des individus de passage. Votre enquête confirme-t-elle ce phénomène ?
Olivier Namias : L’hôtel n’a jamais eu le monopole de l’hébergement touristique, et encore moins depuis l’apparition des plateformes de location dites « participatives ». Ce sont surtout ces nouveaux acteurs qui, à ma connaissance, ont déclenché l’ire des habitants de Barcelone, Berlin, Amsterdam et d’ailleurs, car ils rentrent directement en concurrence avec l’habitat. À Paris, dix jours de location en Airbnb peuvent rapporter autant qu’un mois de location longue durée ! Pas étonnant que l’on trouve des personnes qui profitent de la manne, même s’ils sont dans l’illégalité la plus totale. Rappelons qu’il est interdit de louer sur Airbnb plus de 120 jours par an un logement qui ne peut être que sa résidence principale. Or, que voit-on en réalité ? Un certain Ludovic propose 173 annonces, le quatuor Bertrand, Katia, Pierre et Céline, 80, d’après le site Inside Airbnb2 !! Près de 20 % des loueurs proposent plusieurs annonces : ce sont des professionnels de fait de l’hébergement touristique. Si l’on envisage la question sous un aspect immobilier, l’hôtel serait plutôt un concurrent – malheureux – du parc tertiaire.
Les plateformes d’hébergement touristique – on estime qu’il y en a près de 200 à Paris – possèdent aujourd’hui un parc locatif presque équivalent au parc hôtelier parisien. On trouve 60 000 annonces à Paris rien que pour Airbnb, un chiffre à confronter aux 82 000 et quelques chambres d’hôtel disponibles dans Paris intra-muros. Cette offre s’est constituée en très peu d’années. Il a fallu moins de quatre ans, entre 2011 et 2015, à la plateforme californienne pour atteindre ce chiffre, quand un projet de construction d’hôtel d’une centaine de chambres prend en moyenne entre cinq et dix ans pour aboutir. L’autre différence est l’anarchie totale de l’offre des plateformes, dépendant uniquement de la volonté de particuliers de mettre leur bien en location, alors que l’ouverture de nouveaux hôtels est toujours le fruit de longues négociations entre la puissance publique, qui accorde les permis, et le privé qui finance les projets. La construction d’hôtels à Paris résulte de nombreux plans hôteliers successifs, dont le dernier a été lancé en 2007. La Seine-Saint-Denis, que l’on présente souvent comme le département le plus pauvre de France, a lancé son plan hôtelier !
A.À.V. : Malgré ces procédures, y a-t-il un risque de surtourisme ?
O. N. : Au centre de Paris, l’hébergement touristique hôtelier est installé depuis deux siècles et a organisé sur le temps long sa coexistence avec les résidents parisiens. En Île-de-France, le territoire est tellement grand que le risque de saturation est réduit. La concentration hôtelière extrême, quand elle existe, touche plutôt quelques pôles peu habités comme Roissy – huitième ville hôtelière de France – ou Eurodisney à Marne-la-Vallée. La hausse du coût du foncier et des loyers, le manque de logements sociaux font plus pour chasser les habitants du cœur de Paris que les ouvertures d’hôtels ! Plutôt que de raisonner en termes de densité hôtelière, il faudrait d’abord se poser la question de l’hôtellerie qu’on veut pour Paris : une hôtellerie réservée à une clientèle aisée ayant les moyens de fréquenter des établissements qui montent en catégorie du fait de la hausse du prix du foncier, ou une hôtellerie accessible au plus grand nombre ? Ces dernières décennies ont vu la quasi-disparition des 1 étoile au profit des 3-4 étoiles, compensée par l’ouverture des auberges de jeunesse qui fournissent près de 9 000 lits. Est-ce suffisant ? La question se pose face à un phénomène en expansion depuis les années 1960, et dont la croissance va se prolonger pendant de nombreuses années, si l’on en croit les projections de l’ONU, qui prévoient 1,3 milliard de touristes à l’horizon 2030, contre 800 millions aujourd’hui. La France entend passer de 80 à 100 millions de touristes.
A.À.V. : Près de la moitié des séjours parisiens en hôtels le seraient pour affaires (48,7 % des nuitées pour affaires contre 51,3 % de loisirs). Cette répartition est-elle une spécificité parisienne ?
O. N. : Cette complémentarité de publics est un atout du secteur hôtelier parisien – un secteur économique à part entière, notons-le au passage – d’autant que les courbes de fréquentation se complètent. L’été, quand les congrès marquent une pause, les vacanciers remplacent la clientèle d’affaires, et il en va de même entre la semaine et le week-end. Certes, l’alternance reflète la place de l’Ile-de-France dans l’économie nationale – 33 % du PNB, malgré les réserves que l’on peut avoir envers ce chiffre et cet indicateur. Cependant, cette clientèle d’affaires échapperait à la métropole parisienne et se tournerait vers d’autres villes comme Londres, si la construction d’une infrastructure spécifiquement conçue pour les besoins de ce tourisme n’avait été encouragée depuis l’après-guerre. À partir des années 1960, conscient du déficit dans ce secteur, l’État avait lancé un concours pour la construction d’un grand centre d’affaires international dominé par un hôtel de 600 chambres à l’emplacement de la gare d’Orsay. Gilet et Coulon, lauréats de la consultation, ne construiront jamais leur projet, mais d’autres unités hôtelières sortent de terre entre 1970 et 1974 pour compenser ce manque qui inquiétait aussi bien les professionnels du tourisme que l’État. Le PLM Saint-Jacques, le Sofitel de la porte de Sèvres et d’autres pourront offrir ces grandes capacités d’hébergement couplées à des salons de réception, des salles de réunions et auditoriums indispensables à la clientèle d’affaires. Le Concorde Lafayette, porte Maillot, un gratte-ciel hôtelier adossé à un centre de conférences international, est un peu la quintessence du super centre d’affaires polyvalent. Ce qui n’empêche pas que la clientèle d’affaires recourt ponctuellement aux plateformes d’hébergement.
A.À.V. : 53 % des chambres relèvent de l’hôtellerie de chaînes contre 47 % pour l’hôtellerie indépendante. Faut-il y voir une forme de résistance propre à Paris, voire y chercher des incidences en matière d’architecture ?
O. N. : Pas de volonté particulière de résistance – si elle existait dans le monde de l’hôtellerie, elle s’adresserait plutôt à Airbnb – mais l’héritage d’un parc hôtelier constitué d’établissements de taille réduite par rapport à Londres ou New York. La capacité moyenne des hôtels dans Paris (intra-muros) est de 52 chambres, contre 183 à New York, 163 à Berlin ou 100 à Londres, une jauge moyenne qui contribue, au passage, à dissoudre en quelque sorte la présence touristique dans la ville alors que la densité d’hôtels y est la plus forte. Si on donne le nombre d’hôtels par kilomètre carré : 1 pour le Grand Londres, 0,8 pour New York avec ses 5 « boroughs », 4,2 à Barcelone et 15,9 à Paris ! Une partie de ces établissements s’est convertie au modèle de chaîne hôtelière, importé des États-Unis après la guerre, et qui ne représentait que 2 % des hôtels français au début des années 1970. Certaines chaînes avaient développé une architecture spécifique, je pense notamment aux hôtels du groupe Arcade, qui ont été depuis absorbés par le groupe Accor. Mais globalement, l’action des chaînes se concentre sur la définition de prestations et la mise en place de décors intérieurs, ce qui les rend beaucoup moins sensibles aux dimensions architecturales de leurs édifices. D’ailleurs, Accor, groupe français qui se classe parmi les dix premiers acteurs mondiaux du secteur, a revendu tout son parc immobilier à une société foncière et ne possède plus aucun mur d’hôtel. Quant aux hôtels indépendants jouant la carte de la particularité contre la standardisation des chaînes, leurs efforts portent là aussi sur la définition des intérieurs, et peu sur le bâtiment dont ils ne sont souvent que locataires. Notre travail abordant des questions plus globales de programmation, d’équipement ou de localisation, nous n’avons pas recherché à faire une répartition précise entre chaînes et indépendants qui partagent bon nombre d’aspects, dont on peut penser qu’ils sont tous à peu près représentés. D’autant que si l’on entre dans le détail, la notion d’indépendant n’est pas si nette. Certains propriétaires d’hôtel sous enseigne sont des indépendants, qui, pour des raisons diverses, souhaitent se placer sous la bannière d’une marque et possèdent parfois plus d’un établissement.
A.À.V. : Vous décrivez une industrie hôtelière très au fait des usages, qu’elle suit de près autant qu’elle invente. Or, l’écologie n’apparaît pas comme un critère de choix de la part de la clientèle…
O. N. : En effet, l’hôtellerie ne semble pas mettre les questions environnementales au premier rang de ses préoccupations, peut-être parce que les voyageurs se mettent aussi en vacances de l’écologie durant leurs congés, et ce, quelle que soit la catégorie des établissements qu’ils fréquentent ! La consommation d’eau – 300 litres par nuitée contre 150 dans l’habitat – donne un indice de ce relâchement ! Nous serions incapables de déduire de nos recherches un profil écologique du touriste parisien, et les hôtels n’ont pas adopté les labels de type BREEAM ou LEED3 que plébiscite le tertiaire, une adoption qui permettrait d’en savoir plus sur les qualités environnementales des bâtiments. On est loin du compte, encore, mais je pense que la position des hôteliers sur la question évolue rapidement, ne serait-ce que parce que leur industrie est la première menacée par des phénomènes comme le « flygskam » (la honte de prendre l’avion), le coût carbone, etc. Les initiatives se multiplient à tous les niveaux – ménage, restauration, économie d’énergie, etc. Il sera très intéressant d’observer leurs réponses et les transformations des établissements dans quelques années. Ici aussi, ce ne sont pas seulement les gens mais les réglementations qu’il faut voir évoluer. Dans le cadre de l’exposition, le Pavillon a chargé quatre équipes d’architectes de concevoir chacun une installation croisant des thématiques d’usages et de construction écologiques – sur l’eau, la multifonctionnalité, les espaces décarbonés, le recyclage… Pas un des hôteliers ou des consultants qui ont visité l’exposition n’ont manqué de nous faire remarquer que ces propositions ne répondaient pas aux normes en vigueur ! Un décalage normal, au vu de leur caractère prospectif, soulignant des points d’achoppement qui posent les bases d’une discussion future.
A.À.V. : Puisque le programme hôtelier est un laboratoire, puisque son industrie a les moyens, quelles sont les pistes environnementales les plus originales que vous ayez rencontrées ?
O. N. : Là encore, la réflexion écologique s’installe lentement mais sûrement, par le biais de consultants développant une réflexion axée sur ces thématiques. L’hôtellerie est sans doute un laboratoire, mais porté par un secteur privé constitué en grande partie d’acteurs indépendants qui doivent déjà faire face à de lourds investissements. Elle ne déborde pas de moyens, contrairement à ce que vous semblez penser. L’histoire de l’hôtellerie montre qu’elle a toujours su adopter les innovations de l’habitat avant les autres, peut-être va-t-elle redevenir un laboratoire de l’habitat écologique ne serait-ce que pour préserver sa clientèle ? Quant aux grands groupes hôteliers, la façon dont ils envisagent le passage à l’écologie se fait dans le plus grand secret de leurs centres de recherche… Posez-leur la question, ils vous répondront peut-être…
A.À.V. : L’hôtel se présente comme une « machine active 24 heures sur 24 » « en chantier permanent » pour maintenir une qualité d’hospitalité. Un lit y a une durée de vie de cinq ans ; le mobilier ou la moquette une durée de vie de huit ans. Le devenir de ces objets constitue-t-il une piste de réflexion ?
O. N. : Nous n’avons pas connaissance d’une stratégie particulière pour l’utilisation de ces déchets, produits à des intervalles bien identifiés par les spécialistes de l’hôtellerie et les hôteliers eux-mêmes. Le graphique des cycles montre à l’évidence que l’hôtel pourrait devenir un gisement de matériaux à recycler, et nous espérons que l’exposition suscitera des réflexions sur l’exploitation de cette filière particulière.
A.À.V. : Si l’écologie n’est pas la piste d’innovation la plus investie par l’hôtellerie, où se situe cette dernière ?
O. N. : L’histoire montre que les hôtels ont été au centre de la vie mondaine, une ville dans la ville, à travers leurs lobbies cartographiés dans l’exposition par l’agence On Cities, ou à travers leurs fonctions décrites par Joanne Vajda dans un article du catalogue4. Des architectes comme Ludwig Hilberseimer ou, plus près de nous, Rem Koolhaas5 (dans New York Délire, qui est un très grand livre sur l’hôtellerie), font du brassage social une propriété intrinsèque de l’hôtel, et c’est bien aujourd’hui avec cette qualité d’ouverture, perdue dans les années 1980, que les hôtels veulent aujourd’hui renouer. Pendant que les hôtels urbains tendaient à se fermer sur eux-mêmes, une hôtellerie bon marché s’ingéniait à réduire les coûts d’exploitation en taillant sur toutes les dépenses, ce qui a conduit entre autres à supprimer le hall et ses équipements, tel le restaurant qui a pu être vu comme un mal nécessaire.
Aujourd’hui, les nouveaux « concepts » hôteliers ne parlent que d’ouverture sur le quartier, et le pratiquent aussi. Nous avons visité des établissements qui accueillent des AMAP ou des cours de yoga dans des quartiers complètement dépourvus d’espace public… Il y a une part de marketing et d’effet de mode, certes, mais sur le fond c’est bien une capacité de l’hôtellerie que l’on exploite : sa plurifonctionnalité. Ce qui nous a le plus frappés dans l’hôtel, c’est l’intégration de différents éléments qui font de ce programme d’apparence simple un objet en réalité très complexe, à la croisée de l’habitat, du commerce, et de l’industrie, un lieu de travail qui joue aussi un rôle d’équipement. Les aménageurs ont compris ce rôle de catalyseur urbain et cherchent à l’intégrer, tout au moins au sein d’ensembles mixtes car financièrement ce n’est pas le programme le plus rentable6. Le rendement économique du secteur tertiaire est tel qu’il est en capacité d’acheter le foncier deux à trois fois plus cher que le secteur hôtelier.
L’hôtellerie n’est qu’un maillon dans une chaîne touristique plus large, qui comprend le transport, l’offre culturelle ou la mise en valeur du patrimoine. Elle incarnera aux yeux de beaucoup les excès d’un secteur touristique jugé prédateur ; nous pensons qu’elle doit être comprise dans son histoire et ses fonctions pour être mieux intégrée à la ville, et qu’elle fait indéniablement partie aujourd’hui d’un tissu urbain qu’elle contribue à transformer. Si aujourd’hui Paris est une ville internationale, c’est aussi à ses hôtels qu’elle le doit, et notre souhait serait que l’on profite au maximum du potentiel de ces lieux où s’effectue la rencontre avec d’autres cultures et d’autres mœurs.
1. Joanne Vajda, Paris Ville Lumière. Une transformation urbaine et sociale (1855-1937), Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire de Paris », 2015.
2. Les chiffres proviennent d’Inside Airbnb, un site web collectant les données des annonces Airbnb afin de mettre en évidence l’influence de la plateforme sur le marché du tourisme et du logement. Voir http://insideairbnb.com/paris/
3. Le BREEAM et le LEED sont des certifications environnementales britannique et américaine, nées dans les années 1990, proposant des méthodes de conception éco-efficiente autour de critères d’efficacité énergétique, de consommation d’eau, de choix de matériaux ou de pollution.
4. Joanne Vajda, « Des grands hôtels aux palaces parisiens une invention architecturale et urbaine ? 1855-1937 », in Catherine Sabbah et Olivier Namias (dir.), Hôtel Métropole – depuis 1818, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 2019.
5. Ludwig Hilberseimer (1885-1967) et Rem Koolhaas (1944-) sont deux architectes, l’un allemand l’autre néerlandais, connus pour les travaux théoriques sur la ville et l’urbanisme. La question des hôtels est mentionnée dans leurs ouvrages de référence : Ludwig Hilberseimer, Großstadtarchitektur, Julius Hoffmann Verlag, Stuttgart, 1927 ; Rem Koolhaas, New York Délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, Paris, Chêne, 1978.
6. D’un point de vue immobilier, le bureau est le premier concurrent de l’hôtel. Il arrive que les bureaux inadaptés au marché locatif tertiaire (ceux trop bas de plafonds ou aux plateaux trop petits) se réincarnent en hébergements commerciaux. Dans les années à venir, parmi les 150 projets en cours à Paris, la vocation tertiaire pourrait en partie être conservée, l’engouement pour le coworking poussant à la mixité des programmes.