Quelles sont les spécificités du festival d’architecture de Singapour ?
Ce fut le premier festival d’architecture en Asie du Sud-Est ; depuis d’autres villes ont suivi le mouvement comme Kuala Lumpur, Manille, Bangkok… Il a déclenché un réel enthousiasme dans toute la région. Ensuite, il est question d’environnement bâti dans son ensemble ; architecture bien entendu, mais aussi espaces publics et paysages dans un contexte tropical très spécifique.
Ce qu’il est important de souligner également est qu’il est organisé par le SIA, l’institut des architectes singapouriens, qui est une association à but non lucratif, comparable aux Maisons de l’architecture françaises. La première édition ne comptait qu’une exposition et un forum, 12 années plus tard il s’agit d’un pavillon et de plus de 50 événements. Le festival s’est adapté, diversifié et développé de façon très organique en regard des évolutions sociétales et environnementales de Singapour.
Comment le festival s’inscrit-il physiquement dans la cité-État singapourienne ?
L’élément important de la mise en œuvre de ce festival est un pavillon temporaire construit spécialement à la suite d’un concours d’architecture anonyme réservé aux architectes singapouriens. Il est situé au pied de Marina Bay Sands de Moshe Safdie qui a ouvert en 2010, une des icônes architecturales de Singapour, ce qui signifie que le pavillon s’ouvre sur la ville et sur Marina Bay, quartier symbole de la réussite de la cité-État. Khairudin Saharom, fondateur de Kite Studio et lauréat du concours, m’expliquait récemment qu’il avait ouvert le pavillon vers la rivière, car il a connu cette baie avant la poldérisation, l’installation des barrages et la construction de la réserve d’eau douce, il a connu l’embouchure et son activité portuaire. Donc le pavillon est situé au cœur de l’histoire de Singapour, entre mer, quartier d’affaires et zones résidentielles, au cœur d’un immense espace public entièrement accessible où se déroulent toutes les festivités officielles.
Ensuite, les différents événements du programme prennent place dans différents lieux de la ville dont nous sommes partenaires. Comme le centre commercial Millenia Walk conçu par Philip Johnson, le National Design Center où se tiendra le symposium consacré au design pour les personnes âgées… L’objectif étant bien entendu de décentraliser le festival afin qu’il irrigue tout le territoire, afin que les participants parcourent la ville, en métro s’ils le souhaitent car tous les lieux sont desservis.
Singapour est un fascinant mélange d’architectures, de la plus petite échelle à la plus grandiose, de l’humble maison au gratte-ciel spectaculaire ; comment le festival fait-il écho à cette identité complexe ?
Nous souhaitions montrer une autre image de Singapour, connue pour son identité très spectaculaire, car la plupart des gens n’habitent pas ces lieux grandioses, voire excessifs. Plus de 80% de la population Singapourienne vit en logement social, c’est un environnement du quotidien. L’idée était donc de faire la promotion de cette architecture simple et ordinaire qui existe aussi à Singapour, qui est même majoritaire. Promouvoir cette face cachée que les médias ne présentent jamais, à contre-pieds par exemple du récent film Crazy Rich Asians réalisé par Jon M. Chu. Donc nous nous appuyons sur une plus petite échelle, sur des architectes plus jeunes et moins connus qui travaillent sur le quotidien des populations, qui répondent à des attentes et des besoins nombreux et simples. Le pavillon lauréat fait d’ailleurs écho à cette humilité car il prend sa source dans une typologie typiquement singapourienne, le void deck, présent dans tous les HLM singapouriens. C’est un espace protégé du soleil et de la pluie, situé sous les bâtiments, donc idéalement conçu en regard du climat singapourien ; les familles y marient leurs enfants, les personnes âgées s’y réunissent… Le pavillon en est une réinterprétation contemporaine au pied de Marina Bay Sands, un petit bâtiment simple et brut aux pieds de trois tours luxueuses. C’est ainsi que l’on vient interroger ce contraste entre quotidien et spectacle, car c’est ainsi qu’est faite Singapour.
Donc finalement, si nous devions définir l’identité architecturale de Singapour, il serait plus juste de se tourner vers cette architecture du quotidien ?
Tout à fait. Depuis l’époque coloniale jusqu’aux temps de la postindépendance, Singapour s’est développé et construite en fonction de son climat tropical, chaud et humide, qui nécessite une ventilation naturelle. Donc tout son environnement bâti est conçu ainsi, les HLM par exemple font face aux vents dominants, les façades est et ouest sont souvent aveugles, à l’image des principes héliothermiques de Le Corbusier qui génèrent des constructions adaptées aux cycles du soleil et des saisons. Principes que nous ne retrouvons pas dans les gratte-ciels existants mais que des agences comme Woha tentent de développer aujourd’hui avec des tours recouvertes de végétation par exemple, idée parfaitement faisable et réaliste dans un climat comme le nôtre.
« Design for life » ; est-ce un pied de nez à cette mégalopole qui semble toute entière dédiée à l’efficacité économique et technologique ?
Oui peut-être mais l’idée principale est aussi de montrer une autre réalité ; l’Asie du Sud-Est, ce ne sont pas que des métropoles, si l’urbanisation est effectivement galopante, la région reste très rurale. Il est important de souligner ce clivage entre les populations de métropoles polluées et les populations des campagnes ; c’est un contraste fort entre mer, végétation luxuriante et métropoles super puissantes et super polluées.
Nous avons choisi le terme « design » car aujourd’hui le métier d’architecte ne consiste pas seulement à construire des bâtiments ; nous parlons ici de space activation ou public activation, à l’image de ce qui se passe en France avec certaines friches réappropriées et revitalisées, l’architecte fait aujourd’hui appel aux usagers afin de faire émerger de nouvelles pratiques, de réinterpréter des usages existants. L’architecte devient aussi éducateur, afin de sensibiliser les populations à leur environnement. Ce sont ces nouveaux rapports entre créateurs et usagers que nous voulions promouvoir car ils sont une façon de désacraliser l’architecture. Donc l’objectif de « design for life » est de s’adresser à tout le monde afin que l’architecture ne soit plus perçue comme réservée à une élite mais au service de tous. À l’image d’un médecin qui améliore la vie des gens, l’architecte œuvre à un meilleur cadre de vie. Et démontrer cela ne se fera pas via la grandiose architecture, il est plus question d’usages, d’accessibilité de l’espace public, de paysage, d’échelle… Les petites attentions à l’égard de l’environnement quotidien des populations.
Comment avez-vous conçu le programme ? Dans quel état d’esprit ?
« Design for life » recouvre trois sous-thèmes ; « design for time », « design for environment » et « design for people ». Le premier convoque un sujet sensible à Singapour qui est celui de la pérennité et de la conservation des bâtiments. Il existe ici un statut particulier, dit « en bloc » qui concerne les bâtiments de logements privés ; dès lors que plus de 80% des propriétaires souhaitent vendre leur logement, l’immeuble est décrété insalubre et classé « en bloc ». Il peut alors être racheté et démoli par un promoteur. Et certains bâtiments iconiques de la période moderne n’y échappent pas ; à l’image de la tour Pearl Bank conçue par Tan Cheng Siong, bâtiment le plus haut d’Asie du Sud-Est à l’époque de sa construction en 1976, qui a ainsi été vendu pour démolition malgré sa valeur d’exemple d’architecture tropicale et brutaliste. Il y a de moins en moins de territoires disponibles pour construire donc le gouvernement permet de récupérer des terrains occupés au détriment d’un patrimoine qu’il serait heureux de conserver. Mais c’est une question qui ne concerne pas uniquement Singapour, les pays européens aussi s’interrogent quant à l’avenir de leur patrimoine moderne dont les usages doivent évoluer. Nous souhaitons donc que le festival devienne un forum de discussion ouvert à tous, architectes, promoteurs, entreprises, agents immobiliers… autour de ce sujet sensible, autour du futur de Singapour qui fera avec, ou sans ce patrimoine.
Le second thème est lié aux communautés qui composent la population Singapourienne et de manière plus large l’Asie du Sud-Est, à leurs usages et à leurs traditions, qui par nature sont durables dans leurs actions et leur attachement à leur environnement. Nous avons convié de jeunes architectes singapouriens qui travaillent avec ces communautés, qui œuvrent à conserver leurs spécificités tout en intégrant les nouveaux usages d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’habitat ou d’enseignement.
Le dernier thème donnera lieu à un symposium, organisé en partenariat avec l’université SUTD et Singapour Polytechnique entre autres, consacré à la silver generation, le 3ème âge en France, dans le contexte singapourien dont la population est vieillissante. Ici, chaque communauté gère sa maison de retraite, ce n’est que partiellement institutionnalisé, donc beaucoup de personnes âgées sont là, dehors toute la journée, mais esseulées dans un espace public qui n’est pas adapté. Nous nous sommes donc posés la question de savoir ce que la communauté des architectes faisait à ce sujet et nous avons découvert beaucoup d’initiatives et d’actions intéressantes et innovantes dont l’objectif est de vraiment intégrer ces personnes, au-delà du simple banc sur le trottoir.
Vous évoquez les communautés singapouriennes, que signifie ce terme exactement ?
Singapour est un état paternaliste, en France nous dirions autoritaire, qui légifère beaucoup sur beaucoup de sujets mais pas le social. C’est là que les communautés prennent le relais. Il y a bien entendu les communautés ethniques ; les Chinois, les Malais, les Indiens… mais il y a surtout les communautés de quartiers, représentées par des centres communautaires, qui se composent de plusieurs ethnies et religions. C’est le village singapourien, le Kampung, les flux de populations s’installaient au fur et à mesure dans ces villages et même s’ils ont disparu depuis avec le développement rapide de Singapour, ce sentiment d’appartenance est resté.
Quels sont les objectifs de ce festival ?
Principalement de rendre l’architecture accessible et de sensibiliser tout un chacun à son environnement bâti. Promouvoir le fait que l’architecture n’œuvre pas que pour le spectacle mais aussi pour le confort et le bien-être. Que l’acte de démolition-reconstruction est parfois nécessaire mais pas inexorable, surtout lorsque qu’une communauté est intimement liée à son environnement. Nous nous adressons donc à tous, aussi bien aux plus petits pour lesquels nous avons programmé des ateliers, qu’aux plus âgées auxquels l’architecture et l’espaces publics doivent s’adapter. L’objectif étant de promouvoir des actions déjà engagées et d’en générer de nouvelles, au service du bien-être de tous.
Comment un architecte français d’à peine 40 ans se retrouve-t-il à la direction d’un tel événement ?
Un journaliste du Straits Times, le plus puissant des quotidiens singapouriens, m’a posé la même question mais dans un sens différent ! Il s’interrogeait sur mes connaissances de Singapour et de son architecture. Je suis membre de l’institut des architectes de Singapour depuis 8 années maintenant, j’étais commissaire de l’exposition du festival il y a 8 ans également, je siège au comité des petites entreprises au sein de ce même institut, j’ai été le commissaire de 50 years of Singapore design, j’ai organisé plusieurs conférences pour la Singapore Design Week et j’ai aussi enseigné ici. Donc je suis un personnage connu du milieu architectural ici, au sein duquel je suis très actif. Donc le jury de sélection ne s’est pas vraiment interrogé sur ma nationalité finalement, je suis bien entendu un étranger ici mais je m’y sens comme chez moi.
Avaient-ils le désir d’un regard européen pour ce festival ?
Européen je ne pense pas, mais un regard nouveau et libre oui, le regard d’un architecte français installé à Singapour depuis 10 ans maintenant. Au sein du comité, je n’ai pas que des soutiens, le jour où j’ai présenté les différentes thématiques et notamment les sujets liés au social, certains m’ont rétorqué que ce n’était que français, car ils ne savent pas ce qui passe à ce niveau-là ici. Les Français sont reconnus ici pour leur politique sociale volontaire et engagée donc quand j’ai rencontré ici des initiatives et des actions du même ordre, j’ai ressenti l’enthousiasme de tous ces gens et j’ai eu envie de le promouvoir. Donc finalement, ce festival que je pourrais qualifier de non-conformiste fait étonnement écho en beaucoup de gens ici. Et notamment une grande partie de la jeune génération d’architectes singapouriens qui convoque la sincérité et l’humilité, en tournant le dos à la grandiloquence.