Au milieu de la piste, ses deux longues tresses fines dans le cou, son torse nu, son pantalon remonté haut sur les hanches apparentent Johann Le Guillerm à un forgeron des temps anciens. Les teintes ambrées de ses créations achèvent de donner un côté suranné à son travail. À vue d'œil, son univers se situe quelque part entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, un temps d'avant la modernité. S'il façonne toutes sortes de spirales, de machines et de coquilles, l'artiste se veut pourtant moins forgeron que chercheur, un chercheur ès formes. Les objets qu'il conçoit sont élaborés avec grand soin à partir de modelages et d'intuitions géométriques, sans tellement nécessiter de mots ou de dessins. Ils sont d'ailleurs moins réalisés pour eux-mêmes que pour les effets qu'ils produisent après perturbation. Car là se situe le questionnement central de ce savant aux yeux inquiets : il fait le tour du « point », s'intéressant au moment précis où un état bascule en un autre. Point de fuite, point de vue, point de chute. Johann Le Guillerm se passionne pour ce minimal, ce « pas grand-chose » comme il le décrit, sur lequel il n'édifie rien de moins qu'un monde. Entre ses mains, les formes naissent de leur point d'équilibre. Les forces gravitationnelles constituent son principal matériau. Grâce à une gestuelle millimétrée, leur rencontre éveille une poétique du suspens. Les plus philosophes y verront une métaphore de la vie, de ses effondrements et de ses fugaces reconquêtes.
" CIRQUONVOLUTION "
Et soudain, sous des tourbillons de poussière, les choses s'animent; Johann Le Guillerm « dompte » les turbulences, « dresse » les matières, « ensorcelle » la moindre lame de métal, « donne vie » aux objets.
Le lexique des arts de la piste est le seul qui sied à décrire l'envoûtante atmosphère de ses spectacles. Fils d'une céramiste et d'un sculpteur, l'homme a grandi entouré de plasticiens avant d'intégrer, à 16 ans, le tout nouveau Centre national des arts du cirque. C'était en 1985. Il a ensuite participé aux troupes historiques du cirque contemporain - Archaos, La Volière Dromesko, Le Cirque O -, puis lancé sa propre compagnie en 1994. Depuis, il consacre toujours à cet art l'essentiel de sa réflexion, même si son récent travail semble l'éloigner du chapiteau et de ses traditions. Il se voit comme un « praticien de l'espace des points de vue », s'interrogeant sur la manière de se présenter au public sur une scène toujours placée sous le regard des spectateurs. Le cirque demeure son point d'attache. Pour preuve, il n'abandonne jamais ses anciens numéros, mais les renouvelle, les épure, les transforme ; des objets créés il y a des années reviennent eux aussi au milieu de l'arène pour amorcer de nouvelles vies.
Performances, sculptures ou installations, ses créations sont en perpétuelle mutation, elles ne connaissent ni début ni fin.
Elles fondent une « matrice » déclinée depuis quinze ans en une constellation de projets aux noms plus mystérieux les uns que les autres : L'Imaginographe, Aalu, Mantines, La Trixélice, L'Infermable, La Motte, Les Imperceptibles, Secret (temps 2), Les Entrelaces, La Serpentine, L'Indrique, L'Aplanatarium … Chacun d'entre eux est gouverné par une loi propre : la force de dilatation des pois chiche, l'optimisation d'une déambulation, les contorsions graphiques d'une boucle. Cette œuvre continue - jamais tout à fait différente, jamais tout à fait la même - porte un nom d'ensemble, programmatique « Attraction ». Ou comment maîtriser les lois de la physique, attirer et retenir vers soi, ramener au centre. Éternel retour au point, sempiternel retour à l'essence du cirque.
DES CRÉATURES DANS LA VILLE
Échappées du chapiteau, les inventions de Johann Le Guillerm se frayent une place naturelle dans le champ de l'architecture. Chaque projet est un « chantier ». Depuis 2012, une série nommée Architextures réunit divers entrelacs de bois, de savants échafaudages à l'instabilité contrôlée.
L'artiste s'accompagne parfois d'architectes et d'ingénieurs pour la concrétisation de ces structures spatiales aux limites du bouleversement ultime, figuré ou réel.
Parmi ces projets, La Déferlante a submergé une partie du parc de la Villette en 2013 : ce paysage ondoyant de bois clôt désormais l'espace du parc dédié au cirque, à ses numéros et à ses artistes. En 2014, les spectateurs de la Nuit Blanche parisienne ont vu La Transumante, un squelette de planches, traverser de part en part la place du Panthéon. La bête avançait, chaque heure, sous l'action d'une vingtaine de mains habiles, affairées à démonter/remonter ses cent soixante pièces longues de trois mètres, affairées à construire/déconstruire un équilibre in situ sans clou, ni vis, ni colle. La créature est ressortie de sa tanière lors des Tombées de la Nuit à Rennes, par deux fois, en juillet dernier. Des congénères, Les Serpentants, s'échappent également à Nantes depuis mai. Les instabilités fauves de Johann Le Guillerm envahiront la ville une année durant. Silence, Jules Verne accueille son héritier.
Article paru dans Architectures À Vivre 98 : Maisons inventives