Gravée dans la diorite, sur les genoux noirs d'une statue, la projection orthogonale d'un mur d'enceinte. En dessous, en cunéiforme, une liste de matériaux -pas encore de béton ni de poutres IPN, mais des pierres provenant du nord de la Syrie, des cèdres sciés à Amanus, et même un trésor confisqué à Elam… Nous sommes en 2130 av. J. -C., dans l'antique cité sumérienne de Girsu, et cette statue arbore le plus ancien plan d'architecture connu à ce jour -une succession géométrique de pilastres -, porte d'entrée d'une fabuleuse Histoire des constructions, que tracent au burin, à la plume ou au stylo-feutre, les quelque 250 documents rassemblés par Helen Thomas dans Dessins d'architecture, chez Phaidon.
« Comme pour construire un bâtiment, faire un livre tel que celui-ci est un processus collaboratif », analyse son auteure, architecte et maître de conférences, qui a rigoureusement sélectionné chaque croquis parmi une longue liste de plus de 1 000 exemples...
En résulte une époustouflante profusion de gravures sur bois, d'aquarelles, de sérigraphies ou de tirages logiciel -pas d'architecture sans dessin, mais un dessin multiforme, inattendu et inventif, qui semble vouloir se réinventer à chaque page, se métamorphosant au gré des époques, de Michel-Ange à Zaha Hadid.
Car plutôt que de tenter d'ordonner ce foisonnement, Helen Thomas a choisi de le démultiplier, en privilégiant à la succession chronologique un classement par paire : « L'intention était d'inspirer le lecteur, mais aussi moi-même, et d'avoir de nouvelles idées », explique-t-elle. Le rouleau Topkapi (1490), sur lequel les maîtres bâtisseurs des Timourides, en Perse, avaient recensé les motifs décoratifs de leur époque, fait donc écho au plan annoté du jardin de la South London Gallery (2016) -un support de travail que l'artiste Gabriel Orozco échangea pendant des mois, par message Wh atsApp, avec l'équipe de 6a architects. Une juxtaposition parmi d'autres, qui, une fois l'ouvrage terminé, « m'a conduit à m'intéresser à la façon dont les calques d'un dessin s'affectent », se souvient Helen Thomas.
L'ouvrage, qui gagne donc à être feuilleté en laissant vagabonder son imagination, favorise les rapprochements improbables, tout en montrant l'évolution des techniques grâce à des documents exceptionnels. Exemple en 1505, avec l'un des premiers dessins d'architecture entant que tel, acte de naissance du métier de maître d'œuvre : le plan de la basilique Saint-Pierre de Rome par Donato Bramante, qui marque le passage du Moyen Âge à la Renaissance. Alors qu'auparavant, un maître-bâtisseur concevait et construisait les bâtiments, Bramante, par ce parchemin, instaure un nouveau rapport distinguant conception et construction. Vers 40 av. J. -C., les fresques de Pompéi dévoilent quant à elles de splendides villas en bord de mer. Surprise : « Elles illustrent très tôt le sens de la perspective, bien avant la Renaissance, époque où nous pensions habituellement que cette manière de représenter l'espace était née. »
Et aujourd'hui ?
« Je pense que le futur est passionnant -les ordinateurs ont ajouté plus de possibilités aux méthodes de dessin, et nous avons essayé de montrer cette riche variété dans le livre. » On trouve donc dans ces pages l'un des premiers dessins virtuels, superposition complexe de surfaces et de plans : en 1992, l'architecte Frank Gehry utilisait un logiciel de l'aérospatiale française pour modéliser les courbes en titane du musée Guggenheim, à Bilbao. Vingt-cinq ans plus tard, le cabinet Herzog & de Meuron coordonne le chantier de l'Elbphilharmonie à Hambourg grâce au modèle tridimensionnel BIM (Building Information Modeling), produisant un hypnotisant diagramme aux enchevêtrements colorés.
D'hier à aujourd'hui, reste à prévoir un certain nombre de visites pour découvrir, de l'esquisse au bâtiment, comment chaque dessin a effectué son passage à la réalité. « C'était très excitant de découvrir le Grand Théâtre de Bordeaux après l'avoir vu dessiné ! » De la porta Pia, à Rome, crayonnée par Michel-Ange à la demande du Pape Pie IV, à The Shard, plus haut gratte-ciel de Londres croqué par Renzo Piano sur une serviette en papier, ce livre offre un voyage au bout du crayon… et au bout du monde.
► Article paru dans Architectures À Vivre 109 : Mini surfaces Maxi inventions !