Pourquoi ce livre ?
Je me bats depuis 20 ans pour que nous construisions une pratique européenne du design numérique, cultivée et humaniste, distanciée de celle imposée par les géants américains et qui relève de la logique avec laquelle les designers consuméristes du début du XXe siècle ont inventé l'obsolescence programmée. Aujourd'hui le numérique est une technique, un outil ; surement pas une manière de penser le monde, ni de le mettre en forme. La start-up nation a une approche si caricaturale de la technologie que cela en devient ridicule ! On ne s'est jamais vraiment posé de questions philosophiques, artistiques ou encore culturelles sur tous ces nouveaux dispositifs que l'on crée. On suit des modes, on devient designer en 15 jours… Bref, j'ai commencé ce livre il y a 10 ans en pensant à mes étudiants - j'ai créé l'Atelier de design numérique à l'ENSCI -, pour essayer de documenter une pratique différente.
Quelle approche défendez-vous ?
Pour parler aux humains, le plus n'est pas forcément une nécessité, le moins ou le autrement peuvent aussi fonctionner. Dans un monde où l'on a des écrans partout, il faut savoir distinguer l'utilité réelle du gadget débile. Le tout connecté est stupide, de même que la surproduction d'objets qui marchent mal parce qu'ils ne sont pas chers. Nous avons besoin d'objets justes, en termes d'usage, de qualité et de prix.
Une caméra à 29 euros, non. Une à 100 euros qui marche bien, oui. Un vol d'avion utile une fois par an, oui. Des tonnes de CO2 pour aller se bourrer la gueule dans le sud de l'Espagne. Non. Le design joue un rôle en amont. Le « que faire ? » est bien plus important que le « quoi faire ? » . Il faut mettre du sens dans les choses. En gros, ne pas immédiatement dessiner un pont, mais plutôt réfléchir à comment traverser la rivière, voire se demander s'il y a nécessité à la traverser. Faire la ville, par exemple, ne passe pas que par le mobilier urbain. Il faut penser le temps. Les mobilités, aussi, en dessinant des voitures ou des vélos, ainsi que les logiciels qui permettent l'intermodalité. Il faut du design mou, pour organiser des comportements. Cela est très numérique… pile au cœur de ce nouvel espace du design où l'on ne gère plus seulement des objets physiques, mais aussi des choses qui relèvent de l'immatériel, du temps, ce que j'appelle des situations. Cela nécessite de créer des modes de représentation spécifiques. Un algorithme peut réguler les flux dans une ville, ou l'appli Waze, créer des embouteillages. Mais nous n'expérimentons que les conséquences du programme. C'est tout le problème du numérique. C'est pour ça qu'avec No Design nous avons mis au point le concept de néo objets : des objets, conséquences de services, qui sont des représentations matérialisant un usage nouveau.
Pourquoi No design, d'ailleurs ?
C'était mon surnom à l'école [ rires ], parce que j'aimais dire que le beau design était celui que l'on ne voit pas. Mais le jeu de mot m'arrangeait parce que c'était une manière de dire : « nouveaux ou néo objets » et « nouvel objet du design » , au sens thématique, plus théorique. Les questions du numérique font pleinement partie du champ matériel de la conception. Dans l'expérimentation avec ces outils, la recherche de scénarios, d'intégration, de compréhension, de hiérarchisation de l'utilité, les métiers évoluent en accord avec la manière dont le monde mute.
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