« La Corse est à gauche (sous la légende) » : la belle écriture déliée prévient de rouge une disparition qui pourrait paraître inquiétante. La Corse a été déplacée. Cette terre rocailleuse, il faut dire, a pour habitude de se promener en mer Méditerranée. Le plus souvent, elle aime se nicher à quelques encablures des côtes françaises, à la verticale de Marseille ou de Toulon, quand les manuels géographiques ou Google Maps la recalent beaucoup plus près de la Sardaigne et de l'Italie. Ces mouvements réguliers signalent moins une propension à la dérive que les enjeux de représentation auxquels sont confrontés les rédacteurs de cartes et que les morceaux de terre émergés accentuent. Depuis cet été, une petite équipe de chercheurs, collectionneurs et artistes, propose de faire un tour complet de l'île, pour ainsi dire. Deux livres Mappa Insulae et Le Temps de l'île, édités en juin et juillet, accompagnent une exposition sur le thème qui s'est tenu jusqu'à novembre au Mucem, à Marseille. L'initiative est proposée par Jean-Marc Besse et Guillaume Monsaingeon, ainsi que leur collectif élégamment dénommé Stevenson1. Fidèles à leur boussole littéraire, ils donnent à voir une collection d'îles emportant l'imagination bien « au-delà du raisonnable2 ». Les cartes rassemblées offrent une pérégrination dessinée splendide, une balade sous des embruns frais et salés, qui n'en finit pas de déplier les paradoxes des terres insulaires.
LE MONDE EN UN COUP D'ŒIL
« Chacun croit savoir qu'une île est une étendue de terre entourée d'eau. » L'incipit du Temps de l'île rappelle cette définition usuelle, avant que le livre s'engage à l'invalider en démultipliant les points de vue. Car l'île du géologue n'est pas celle du navigateur. Regardée de côté, la première se présente comme un relief ayant excédé le niveau de la mer, quand, vue du large, la deuxième fluctue en fonction des marées et du risque de surgissement de traîtres écueils. Définie comme une boucle close, l'île n'a ainsi ni contour ni surface fixes. D'ailleurs, il lui arrive souvent de disparaître dans le bleu des cartes, quand bien même, avec ses voisines, elles se dénombreraient par milliers : 7 000 dans les Philippines, 6 000 en Grèce, 1 000 en Croatie, 700 dans les Bahamas, 13 000 en Indonésie, 25 000 en Océanie et 15 000 en Méditerranée. Et cet îlot ? Et ce récif ? Les îles ne sont pas nombreuses, elles sont innombrables. Alors, les rédacteurs de cartes tendent à en escamoter certaines, en raison de leur petitesse, de leur éloignement, de l'échelle de réduction ou de la raison d'être du dessin. L'île, à elle seule, rend apparents les dilemmes du travail cartographique. Le tracé d'un morceau de terre intègre les marques des savoirs, des disputes autant qu'il se soumet à des impératifs de lisibilité. De la brèche ouverte entre ces préoccupations jaillissent des cascades de petites décisions crayonnées qui en disent beaucoup sur la perception du territoire figuré : un archipel paisible, dangereux, imprenable ou conflictuel se décrypte à l'œil. Les commissaires d'exposition rapportent une autre caractéristique troublante : « Aucune légende ne figure l'île avec un pictogramme ou un code couleur comme on le fait pour une ville. » En d'autres termes, si notre œil sait traduire les signes des anciens portulans en paysages, il reconnaît leur réalité dans leur singularité. Chaque carte d'île se veut, en soi, une genèse.
L'atlas Mappa Insulae fait, quant à lui, se frotter de nombreuses îles, littéraires, scientifiques, militaires ou artistiques, à travers les âges. Dans le recueil, deux représentations sont de la main d'architectes : les Canaries dessinées par Leonardo Torriani en 1588 en forme de crabe et l'île de Poinciana, en Floride, par Burton Ashburton Tripp en 1925 en forme de prison. Soit dit en passant, y compris sur ce terrain fantasmagorique, la contribution du milieu architectural à l'imaginaire îlien vire, si l'on en croit les descriptions des auteurs, d'une « carte extravagante » à « l'image d'un cauchemar » !
UN TRÉSOR DE LOIN EN LOIN
L'insularité est bien plus qu'une condition géographique. Elle est nouée à l'expérience coloniale, qui a transformé quantité de petites terres isolées en points stratégiques, comme à la découverte scientifique, qui doit à Darwin autant qu'aux Galápagos la thèse de l'évolution, fondatrice de notre rapport aux origines. Le géographe Philippe Pelletier3 retrace l'histoire de cette « finitude insulaire » et décrit comment la « circonscription spatiale » a alimenté les savoirs et les pouvoirs, les deux cheminant souvent ensemble. Dans cette évocation historique, l'après-guerre marque un tournant dans la conception de l'insularité. Selon l'auteur, le cataclysme nucléaire et les désordres industriels de masse actualisent le pouvoir allégorique de l'île. Le microcosme donne une mesure à la cause écologique émergente :
« Les îles deviennent à la fois les symboles, les symptômes et les sentinelles de ce constat, ainsi que du nouvel effroi engendré. »
Il suffit de penser à la médiatisation de la disparition des Maldives sous les eaux. Avec la perspective d'une planète ayant atteint ses limites, les terres émergées se retrouvent aux avant-postes d'enjeux politiques et symboliques dont les créateurs d'aujourd'hui nourrissent leurs esthétiques. Quelques pages plus loin, notre œil est arrêté par la beauté brute de l'île minière en ruines de Gunkanjima saisie par les photographes Yves Marchand et Romain Meffre, qui répond à celle, non moins râpeuse, d'une île de terre inaccessible, dans un parc de Lille imaginé par le paysagiste Gilles Clément. Un peu plus loin encore, notre regard se fige devant l'incandescence des nuages atomiques des atolls du Pacifique mis en série par David Bertocchi, avant de se tétaniser devant une villa de luxe trônant seule au milieu d'un bleu intense, capturée par Philippe Chancel, non loin de Dubaï, mais très loin du reste de l'humanité en perdition. Si la figuration d'une île est une genèse, le déluge semble si imminent ! Puisse-t-il être lent, afin qu'au fur et à mesure de la submersion des terres habitées, ces artistes, occidentaux, deviennent de plus naturels îliens. Difficile de ne pas rapporter ces images inquiétantes aux propos de l'écrivain et poète Édouard Glissant cité par les commissaires d'exposition : dans la Caraïbe, « chaque île est une ouverture. La dialectique Dehors/Dedans rejoint l'assaut Terre/Mer. C'est seulement pour ceux qui sont amarrés au continent Europe que l'insularité constitue une prison4 ». C'est bien toute la leçon de la carte d'île : là où certains perçoivent une clôture, d'autres voient des traversées.
1. Mappa Insulae est une production du collectif Stevenson, qui est composé de Jean-Luc Arnaud, Jean-Marc Besse, Guillaume Monsaingeon, David Renaud et Gilles A. Tiberghien. Le Temps de l'île est coordonné par Jean-Marc Besse et Guillaume Monsaingeon.
2. « Je dessinai la carte d'une île. (…) Sa forme emportait mon imagination au-delà du raisonnable. », c'est ainsi que Robert Louis Stevenson raconte l'invention de son roman, L'Île au trésor.
3. Philippe Pelletier, « L'île, le pouvoir, la finitude », in Le Temps de l'île, Marseille, Éditions Parenthèses / Mucem, 2019, p. 136-149.
4. Édouard Glissant, Le Discours antillais (1981), Paris, Gallimard, 1997, p. 427, cité p. 15.
► Article paru dans Architectures À Vivre 110 : En quête d'espace !