« Otto » : les connaisseurs de Marc-Antoine Mathieu savent que l’artiste joue avec les mille sens des mots, alors le prénom de son dernier héros ne saurait être anodin. C’est un palindrome, un préfixe signifiant « soi-même », suivi un peu plus loin d’un nom de famille qui fait réfléchir : ces quelques signes avant-coureurs laissent deviner une histoire d’introspection. Le livre raconte en effet la quête d’un artiste reconnu, en proie au doute, qui part à la découverte de son passé en se frayant un passage dans le troublant monde-miroir de Mathieu.
FILS À DISTORDRE
Les ouvrages du dessinateur ont la singularité de ne jamais dérouler qu’un seul fil. 3 secondes, en 2011, c’était une durée éclair : le temps d’un sms, d’un coup de feu, de l’explosion d’un avion en plein vol ; diverses scènes associées à un complot autour d’une affaire de matchs de foot truqués. Formellement, l’histoire suivait le parcours emprunté par une particule de lumière qui faisait des ricochets, la moindre surface réfléchissante déviant légèrement sa trajectoire. Rétine, téléphone, trophée, fenêtre, cadran de montre, dos de cuillère, boucle d’oreille, lunette de satellite : en décalant les perspectives, le voyage du photon révélait au lecteur les actions duplices des protagonistes – car les apparences, bien évidemment, étaient trompeuses. Au-delà de l’enquête policière, c’était aussi une case dans une case dans une case dans une case, etc.. Chaque rebond, de reflet en reflet, ouvrait un nouvel espace à scruter. Alors, irrépressiblement, le regard du lecteur sautait de vignette en vignette, remontait ou freinait le cours des événements, s’attachait à un détail, tissait des liens, furetait à la recherche d’indices. 3 secondes, L’Origine, Le Début de la fin, Labyrinthum et aujourd’hui Otto, l’homme réécrit : les titres des albums de Mathieu n’annoncent jamais qu’un seul récit . Ils signalent l’existence de minutieux dispositifs capables de les démultiplier.
LE POTENTIEL DU DOUBLE
Marc-Antoine Mathieu joue littéralement avec l’objet « bande dessinée ». Souvent, une anomalie survient dans le récit et contrarie une mécanique narrative bien huilée : un rêve interrompu trop vite (Le Processus), un texte commencé plusieurs pages trop tôt (Le Décalage), une histoire qui se rejoue à l’envers (Le Début de la fin). Le dessinateur ne cesse de déplier l’espacetemps comprimé entre la couverture et le dos d’un ouvrage et d’en taquiner les repères conventionnels : pages déchirées, inversion de lecture, cases manquantes, jeux de mots, fendent et ouvrent les récits. Ainsi arrive-t-il de voir les personnages trébucher sur le bord des cases et vaciller dans leur passé ou se retrouver projetés au beau milieu de planches révélant leur avenir. Les albums fourmillent de distorsions visuelles et narratives agitant l’esprit de lecteurs curieux qui se plaisent à tenter d’y retrouver un sens, volontiers philosophique. Il y a un mélange de Borges, de Devos, de Carroll et beaucoup d’OuLiPo et d’OuBaPo dans la démarche. Cet imaginaire est fondé sur un ensemble de couples étroitement liés, moins contraires que complémentaires. C’est ainsi que les rêves prolongent la réalité, que les individus rencontrent tôt ou tard leurs doubles, que le noir très dense des planches contraste avec un blanc radical. Ici, les miroirs sont rois, inversent tout et sortent d’ailleurs parfois de la fiction. Dans une vie parallèle, Mathieu est aussi scénographe au sein de l’atelier angevin Lucie Lom : les visiteurs de Lille 2004 se souviennent peut-être de la « Forêt suspendue » ombrageant une place de la ville – tête bêche, cela va de soi.
« ON NE PEUT PAS ÊTRE DANS LE TOUT ET VOIR LE TOUT »
L’artiste laisse le soin aux spécialistes d’analyser les liens de son monde avec l’architecture. Lui fait d’autres rapprochements : il voit des parentés dans le processus de conception, qui le porte davantage vers l’agencement d’éléments que vers la stricte narration, comme dans son trait, plus raisonné qu’évocateur. « Mon dessin est au service d’un récit, d’un concept ou d’un système avant d’être au service de lui-même », précise-t-il. Formé aux Beaux-Arts d’Angers, Mathieu est nourri de références savantes : « Évidemment le Bauhaus », un certain constructivisme et Mies van der Rohe, Neutra, Meier, « ceux qui travaillent la ligne, procèdent par emboîtement, pensent d’emblée le vide et le plein ». Des lecteurs attentifs sauront repérer dans ses récits des édifices à la complexité spatiale renommée : le Guggenheim de New York (Le Dessin) et celui de Bilbao, « le musée-miroir » (Otto, l’homme réécrit). Mais la plupart des constructions qui fixent le décor de ses histoires jouent sur un autre registre. « Dans tous mes livres surgit une aberration architecturale. Tôt ou tard, je glisse un bâtiment ou deux, un pont ou un aqueduc, comme si j’amenais un morceau d’espace dans un récit purement littéraire. Un peu comme dans Metropolis, c’est une poétique architecturale qui ne tient pas debout, mais qui est cohérente avec un récit. C’est irrésistible, je ne peux pas m’en empêcher », reconnaît-il. L’espace et le temps sont deux matériaux de prédilection dans sa recherche créative. Les cases de ses bandes dessinées constituent notamment les murs des pièces où vit son personnage fétiche – Julius Corentin Acquefacques. Un plafond qui s’évapore pendant son sommeil, et voilà ce héros si kafkaïen parti en quête d’un ailleurs où tout est sens dessus dessous. Prisonnier de ses rêves, il erre dans des labyrinthes qui se recomposent sous ses pas, inlassablement captif de rubans de Möbius de toutes formes, invariablement pris au piège d’un concepteur d’espaces paradoxaux – peut-être bien plus retors encore que tous les architectes réunis !