Tous celles et ceux qui ont un jour regardé un épisode des Experts se sentiront familiers du quotidien de Forensic Architecture. À peine un meurtre est-il constaté qu'un bataillon d'enquêteurs se déploie : auprès des murs pour reconstituer les trajectoires des tirs d'après les impacts de balles ; autour des objets de la pièce pour relever les empreintes par d'éblouissants faisceaux bleus, ou derrière une paillasse de laboratoire pour analyser les entrailles d'un asticot. Les conclusions des uns et des autres se rejoindront pour confondre l'assassin. Cette synchronisation des techniques est appliquée presque à la lettre par le groupe de chercheurs londoniens de Forensic Architecture, à la différence que les affaires dont il s'occupe se nouent sur une grande échelle territoriale et qu'elles ont principalement lieu dans des zones hors d'accès. Celles-ci ont également la particularité de démarrer par une lecture irréconciliable des faits, entre les témoins des crimes et des États ou institutions, souvent militaires, qui leur opposent une autre vérité. Attaque par drones au Pakistan, disparition d'étudiants au Mexique, abandon de réfugiés en mer Méditerranée, écocide en Indonésie : Forensic Architecture enquête sur ces préjudices en utilisant des technologies de visualisation et de reconstitution avancées, pour faire la lumière sur des violences farouchement réfutées par les autorités. Sa mission est d'outiller les points de vue des plus faibles face aux organismes qui ont traditionnellement le pouvoir d'imposer leur vision de l'histoire, avec un petit ou un grand H.
LA SPATIALISATION DES INSTANTANÉS
La forensique, dans son sens commun, est la science de l'investigation : elle réunit des méthodes d'analyse tirées de divers domaines scientifiques, comme la chimie, la biologie ou la statistique. En quoi l'architecture peut-elle donc aider à attester la véracité d'un fait ? Remontons à 2002 pour lever l'énigme. Cette année-là, l'architecte Eyal Weizman coordonne Une Occupation civile, une enquête qui décrypte la stratégie de domination territoriale menée par l'État d'Israël lors des cinquante premières années de son existence. Réunissant les travaux d'architectes, de journalistes ou de photographes israéliens, cette étude démontre comment l'urbanisme et l'architecture ont été sciemment employés par les autorités comme des instruments de conquête d'un territoire déjà habité. Huit ans plus tard, Weizman fonde Forensic Architecture au sein de la Goldsmiths University à Londres, avec un projet qui a changé d'ampleur et de techniques, mais non de ligne directrice. Le groupe de recherche produit désormais des preuves architecturales dans des disputes territoriales. Le collectif mène ses enquêtes pour des ONG et des citoyens en gardant l'idée que « la terre est une photographie »*, c'est-à-dire qu'elle conserve les traces de ce qui s'y passe. La topographie du lieu d'un événement (sa pente, la nature de son sol), sa localisation (les ombres à un instant précis), la morphologie de ses constructions (ses murs et matériaux, ses cônes de vue) ou son histoire (ses cartes archivées) deviennent des indices dans des investigations tentant de retrouver les responsables d'une fusillade ou d'établir l'antériorité d'occupation d'un peuple. Pour attester de l'intensité d'un bombardement mené en 2014 à Rafah par les autorités israéliennes, par exemple, l'équipe a synchronisé des centaines de photos et vidéos récoltées sur les réseaux sociaux autour des panaches de fumée générés par les bombes. Du point de vue d'un architecte d'investigation, de tels nuages constituent des témoins précieux car les volutes ne se produisent qu'une seule fois sous la même forme. Ces fugaces unités de lieu et de temps permettent de spatialiser les faits et de reconstituer les circonstances du drame.
UNE UTOPIE COLLABORATIVE JUSTICIÈRE
Le groupe Forensic Architecture entremêle un savant et impressionnant mélange de compétences en architecture, montage vidéo, droit ou théorie des médias. Ces experts, ouverts aux arts et à la culture médiatique, sont d'abord des collecteurs : ils accumulent des images produites pour contrôler des territoires (images satellites, vidéos de surveillance, cartes militaires), et les confrontent à toutes sortes de sources visuelles et de témoignages (reportages télé, vidéos d'amateurs, recueil de paroles d'anonymes). Chaque dossier produit son enquête et son recoupement de données. Il y a un petit air de Wikileaks dans l'approche. Faute d'accès aux scènes de crimes et, a fortiori, à l'instant des crimes, les images et vidéos partagées deviennent des ressources de premier ordre mais si innombrables qu'il faut savoir trier et remettre en contexte. Que s'est-il vraiment passé ? Le site web du laboratoire présente les dossiers en cours, défendus dans des cours de justice internationales, dans des enquêtes parlementaires, dans la presse (le New York Times, notamment) ou dans des expositions internationales (bientôt, à la Biennale d'architecture de Chicago). La circulation de ces affaires dans le domaine public fait en effet partie du dispositif : pour rompre le secret et l'invisibilité qui agissent toujours au détriment des plus faibles, les chercheurs exposent les problèmes, les sources, les photos, les hypothèses. Il s'agit d'amplifier la contestation et de donner à quiconque la possibilité de contribuer à l'établissement des preuves. Le collectif offre ainsi à la science de l'investigation de nouvelles formes de vérification des faits : la modélisation spatiale pour localiser et dater les événements ; la mise en récit d'un flot d'images participatives pour « voir » à rebours ; la chaîne informationnelle et artistique pour atteindre une communauté susceptible de peser sur l'image publique d'un État. Pour œuvrer à une légalité plus juste, les chercheurs s'approprient habilement deux des principaux arguments qui mettent de nos jours la vérité sur la sellette : la falsification délibérée des photos et la submersion des sources d'information. En considérant les images comme des messagères à la véracité tronquée, ils en reconstituent la part fiable par le recoupement et la démonstration au vu et au su de tous. Le mot anglais « forensic » trouve son origine étymologique dans le « forum » romain, comme se plaît à le rappeler Eyal Weizman dans ses entretiens. Si le terme a pris une connotation scientifico-légale, l'architecte tient à lui ré insuffler son essence politique. En mettant le savoir-faire architectural au service des droits humains, le collectif rend aux citoyens la possibilité de demander des comptes à ceux qui nous gouvernent.
*Philippe Mangeot et Laure Vermeersch, « Les topographes des droits humains. Rencontre avec Forensic Architecture », Vacarme, n°71, 26 avril 2015 (vacarme. or g/article 2751. html)
► Article paru dans Architectures À Vivre 109 : Mini Surfaces Maxi inventions !