Cuisiner, nous pouvons dire que c'est votre spécialité ! Mais l'espace ? Le lieu ? Comment le vivez-vous ?
Une cuisine est un lieu de création qui doit solliciter nos sens. Le regard évidemment, l'ouïe aussi. C'est important d'écouter le chant du feu. C'est aussi le toucher, la main, lorsque l'on prend un légume, un outil. Et puis c'est l'odorat aussi. Or ces cinq sens ne peuvent être titillés que si notre corps y a accès. Dans les cuisines contemporaines, tout est caché, à l'abri, on ne voit rien. Je trouve cela terrible, anti-créatif ! Dans ma cuisine du jardin*, tout est visible, là, autant à portée d'yeux que de mains. Parce que tout est source d'inspiration : une planche de travail, une belle fleur de sel, la couleur d'une huile, un couteau, une casserole, que sais-je ? Attention, cela ne veut pas dire l'anarchie. Je pense en zones : celle des herbes, des condiments, des instruments, du garde-manger. Et puis c'est un espace qui évolue. J'ai mis près de vingt ans à prendre possession de ma cuisine du Bois-Giroult*. Il faut prendre le temps. On n'allume pas le fourneau comme ça, et go . Il faut observer, trouver des repères, la bonne géographie, chorégraphie aussi. Et pas trop de meubles. La légèreté… Bref, les sensations aux commandes !
Et comment les convoquez-vous ces cinq sens ?
Nous sommes très chanceux en France : nous avons un terroir magnifique, un maraîchage de très grande qualité, et surtout des saisons. Le potentiel créatif est presque illimité. Tout est au rendez-vous. Je n'ai pas touché de céleri-rave depuis octobre dernier ! Là, quel plaisir de retrouver un produit, une texture, une forme, des couleurs, un parfum. Le plumet d'un vert magnifique. Et la boule de céleri encore naissante ! Pas plus grosse qu'une balle de tennis, primeur, tendre, fondante, presque plus savoureuse. Et cette couleur ivoire ! Une source d'inspiration merveilleuse. Idem avec les premiers poireaux : du blanc, du vert. Je suis très sensible à la couleur. Ce n'est pas un hasard si je peins, si je fais des collages, de la sculpture. Tout est lié.
Vous êtes sur le seuil de votre cuisine idéale… Que voyez-vous ? Que s'y passe-t-il ?
D'abord il y a de la lumière naturelle, beaucoup ! Le second jour, avec de la lumière artificielle, c'est la déprime, et d'un point de vue de la sécurité, ce n'est pas terrible non plus. Le soir, au Bois-Giroult, les couchers de soleil sont magnifiques. Sur un plat, c'est splendide la lumière de la fin du jour. Celle du matin… aussi. Je n'aime pas les cuisines laboratoires, je préfère la cuisine atelier, vivante, parce qu'il y a une proximité entre les ouvriers. Pour un chef, cette notion est importante, autant que la vue sur tout. L'espace entre le fourneau et les tables de travail n'est pas trop grand, juste de quoi nous laisser circuler à l'aise. Puis de bons couteaux, de bonnes casseroles… grandes ! Arrêtons de travailler dans des trucs ridicules. J'aime travailler à plat, voir. Rien ne se chevauche, en plus ça cuit mieux. La conception d'une cuisine c'est une recette. Ah ! Un élément très important auquel on ne pense jamais : l'acoustique. Une cuisine peut être rapidement très bruyante, alors qu'il n'y a rien de plus agréable que de travailler dans le silence. Bref, pour répondre à votre question : peu importe la campagne ou la ville, je vois de la lumière, j'entends la cuisson… les placards sont ouverts… enfin, non, il n'y a pas de placards, ni de portes !
*Au début des années 2000, le chef développe une cuisine légumière, pour laquelle il crée deux potagers ; l'un à Fil-lé-sur-Sarthe, et l'autre, en 2008, à Buis-sur-Damville dans l'Eure, le Domaine de Bois-Giroult, au sein duquel il officie depuis la cuisine circulaire du château.
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