L’empilement de containers qui illustre la rétrospective de l’artiste George Dupin se voit poché de deux grandes lettres capitales : « SF ». Ces emblèmes du commerce mondialisé tiendraient-ils de la « science-fiction » ? À moins qu’ils ne présagent un « super futur », « sans frontière », suggère l’auteur. Trois interprétations pour un seul acronyme, comme pour mieux définir trente ans de quête d’un photographe qui parcourt les villes du monde afin de capturer leurs formes, leurs plasticités, leurs caractères. Sa traque revisite les ensembles urbains projetés entre les années 1950 et 1970 comme Le Havre, Brasilia ou Habitat 671, toujours modernes mais usés par le passage du temps et des crises. Elle nous entraîne ensuite vers les « paradis infernaux »2 de Dubaï ou Pékin, stases ultimes du néo-capitalisme. Entre ces escales, d’inévitables boutiques de luxe vides de chalands, mais peuplées de vêtements suspendus à des portants isolés ou savamment étendus sur des plaques de verre. L’artiste en relève l’« absence de corps », mais aussi la transformation des codes, ces espaces sophistiqués renvoyant davantage à l’esthétique de l’art contemporain qu’à la vente de produits. L’ouvrage semble annoncer l’avènement d’une nouvelle symbolique des formes construites qui tend à la déréalisation. « SF, j’espère que c’est une prospective qui ne se réalisera pas », s’excuse-t-il.
Le débarquement des rêves
Loin de figurer une uniformisation engendrant des lieux indistincts en tout point du globe, les morceaux de ville que George Dupin capture de préférence à hauteur d’œil, conservent leurs singularités. L’artiste interroge davantage la confrontation, parfois rude, des rêves urbains anciens et contemporains avec leur environnement actuel. Il tente de saisir les nouveaux mondes qu’ils fondent à la mesure des idéaux qu’ils portent, technocratiques hier ou néocapitalistes aujourd’hui. Ses séries photographiques révèlent parfois des espaces passés sous contrôle de milices ou cernés par des barrières, mais aussi beaucoup de raccords délicats, là où les projections s’ajustent mal avec ce qu’elles trouvent. Certains lieux se couvrent d’étrangetés, comme ces sapins transplantés en zone aride en Palestine, tandis que d’autres gagnent en familiarité : il suffit de voir ce tracteur passer tranquillement devant la majestueuse VitraHaus de Herzog et de Meuron. Si la menace de la « ville générique »2 a bel et bien fini par advenir, le piéton reste, lui, pris dans un espace terrestre, semble vouloir nous rappeler le photographe. « Je suis assez étonné que les architectes réalisent des formes sans forcément penser à leur écho symbolique », adresse-t-il aussi aux concepteurs.
Controverse sans frontière
La démarche que George Dupin construit sur la mondialisation a aujourd’hui trouvé une nouvelle prise : un territoire en discorde qui voit affluer à lui des gens du monde entier. Le village de Rosia Montana, au nord-ouest de la Roumanie, est en effet au cœur d’un mouvement citoyen international. Un logo énigmatique, mi-vert mi-rouge, symbolise à lui seul la lutte engagée contre un projet d’extraction d’or qui guette depuis quinze ans les entrailles des montagnes locales : un profil stylisé verdoyant fait face à un envers ensanglanté. La crainte de cet avenir est telle qu’elle fait défiler chaque dimanche des milliers de personnes dans les rues du village. Or ici, l’acte est loin d’être anodin : les manifestations, obligatoires sous Ceauşescu, sont désormais suspectes. Mais dans le cortège, les autochtones sont accompagnés de défenseurs de tous horizons et en écho, des manifestations surgissent à Berlin, Paris ou Washington. Venus en Transylvanie dans le cadre d’un programme pédagogique3 en octobre 2013, l’artiste et l’un de ses étudiants photographient les coteaux boisés, le paysage rocailleux de la mine, font le portrait d’opposants locaux et s’immergent dans la foule des contestataires. Sur leurs images, les banderoles sont têtues car le conflit, tenace. Le projet artistique né de ce voyage s’est concrétisé en deux livrets réunis sous une seule couverture : l’un juxtapose les images de ladite journée, l’autre compile des articles web sur l’affaire donnant à lire les communications militantes des différents camps en présence sur des pages virant, elles aussi, du vert au rouge. Les artistes ont confronté leur appréhension du lieu avec un ensemble de visions du futur qui ne peuvent « se voir ». L’exercice critique, pourtant modeste, a suscité localement quelques grincements, le projet étant jugé trop engagé ou pas assez, c’est selon. Des photomontages de politiciens ont dus être retirés de la sélection. Cette réaction rappelle que les controverses territoriales n’ont désormais plus de bord, et combien un regard artistique, même exprimé sous un étendard démocratique, ne résiste pas aux foudres d’autocontrôle qui sévissent au sein de l’espace médiatique globalisé.
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1. Habitat 67 est un ensemble urbain réalisé à Montréal à l’occasion de l’Exposition universelle de 1967 par l’architecte Moshe Safdie. L’amoncellement de modules de béton préfabriqué abrite aujourd’hui l’élite de la ville.
2. Dubaï, Paris, Pékin, Johannesburg, etc., ces « paradis infernaux » ou « villes hallucinées du néocapitalisme » ont été décrits par Mike Davis et Daniel B. Monk en 2008. Dans la littérature architecturale, ces forces du marché ont pris le nom de « ville générique » sous la plume de Rem Koolhaas à la fin des années 1990.
3. L’expérience pédagogique est inscrite dans le programme européen « A.C.T Democ[k]racy », associant l’École européenne supérieure d’art de Bretagne, le centre d’art contemporain rennais, La Criée, leurs homologues roumains ainsi que des partenaires serbes et néerlandais. Côté français, le projet a mobilisé trois personnes : George Dupin et deux de ses étudiants d’alors, Paul De Lanzac (photos) et Axel Benassis (graphisme).
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L’AFFAIRE ROSIA MONTANA
Gabriel Resources, la compagnie minière canadienne par laquelle vient le scandale met en avant la création d’emplois locaux pour défendre son projet d’extraction d’or et minimise ses nuisances en vantant les atouts d’un « traitement au cyanure maîtrisé » (!) Les détracteurs tentent pour leur part de valoriser les traces d’un puits de mine romain afin de prétendre à un classement patrimonial des lieux ou de faire valoir le maintien d’une production agricole dans la région. L’affaire traîne depuis la fin des années 1990, entre recours, contestation populaire et demande de réparation. Nouvel épisode en janvier 2016 : le gouvernement vient de classer le village « site d’intérêt historique », une décision qui pourrait bien stopper son exploitation minière…