Rédigé par Maëlle Campagnoli et Marion Le Berre | Publié le 11/12/2014
Architectures à vivre : L’édition made in France, qu’est-ce que c’est ?
Amélie du Passage : C’est drôle, nous sommes abordés sur ce thème depuis environ 2 ans. À ce moment-là, nous-mêmes, Moustache, Marcel By, La Chance qui en était à ses débuts, et Eno dans sa nouvelle version, étions considérés comme une sorte de collectif, et interrogés ensemble. Nos réponses différaient peu parce que nous défendons la création. Nous étions aussi présentés comme des entités hors de la réalité qui auraient laissé de côté les contingences matérielles quelque part en route. Or, nous sommes tous très réalistes sur les implications financières. La spécificité tient essentiellement dans la ligne éditoriale. Il est tout à fait probable qu’un dessin venant du même du designer donnera des produits totalement différents chez les uns ou les autres. Au fond, notre force réside dans le pari que nous avons fait : trouver le moyen d’exister dans un paysage qui est à la fois peu structuré et petit. Nous ne sommes pas des milliards, même à l’échelle internationale. Il y a évidemment des terrains propices, comme en Italie. Malgré tout, ces maisons-là sont aujourd’hui en pleine réflexion, parce qu’en difficulté. Les scandinaves nous collent une immense claque, avec un incroyable succès. Mais, quid du renouvellement ? Ici, nous n’avons pas tous les mêmes réponses ni des schémas identiques en tête. De plus, tout ne dépend pas de nous. Il y a aussi des questions de conjoncture, et nous n’avons pas tous démarré pareil.
A.À.V. : Comment avez-vous décidé de vous lancer justement ?
A.d.P. : J’ai fait HEC, certes. Malgré tout, j’ai le sentiment d’avoir fait les choses à l’envers, de n’avoir respecté aucune des règles enseignées à l’école. J’aime le design. Après pourquoi devenir éditeur au lieu de monter une galerie, ou aller vers l’industrie ? Il me semble simplement que le monde de l’édition est un carrefour intéressant, combinant ma formation et ma passion pour cette discipline. Nous sommes plutôt libres sur la création, malgré des contraintes de production, mais moins fortes que dans le cas d’un industriel classique, qui a un équipement machine à faire tourner. Nous avons donc la possibilité de faire des propositions plus radicales, avec de la personnalité. Ensuite il faut étudier le marché, pour faire entrer ces objets chez Monsieur et Madame Toulemonde.
A.À.V. : Quel a été votre parcours ?
A.d.P. : J’ai d’abord travaillé à la FIAC [Foire internationale d’art contemporain, ndlr] au moment où le secteur du design se développait. Outre mon amour des belles choses, j’ai pu y acquérir une culture contemporaine du design, et la mettre en perspective. L’étape suivante consistait à étudier le marché. Il se trouve qu’en France, la jeune scène de la création est ultra active, et très hétéroclite. Il existe des types néerlandais, suisses ou scandinaves très identifiables. Mais dans notre pays, les profils sont extrêmement différents. Le marché potentiel était donc vaste, et ça laissait de la place pour tout le monde. Et puis j’ai vu la lampe Vertigo, de Constance Guisset. J’en suis tombée amoureuse. Je lui envoyé un mail et nous nous sommes rencontrées. Elle quittait juste les Bouroullec pour monter son studio. Nos timings se correspondaient. Elle a compris mon enthousiasme, et a eu l’audace de se lancer avec moi.
A.À.V. : Aujourd’hui, vous avez un catalogue de près de 40 pièces. Comment avez-vous construit Petite friture ?
A.d.P. : Plutôt dans le champ de l’objet et du luminaire, pour des questions de moyens, et avec l’envie de dénicher des talents. Aujourd’hui, nous nous sentons plus fort, et avons la solidité et l’expérience pour faire des pièces de mobilier. Nous venons d’ailleurs de sortir notre premier canapé. J’avais vu le modèle il y a déjà trois ans. Entre temps, il avait eu quelques touches en édition, finalement restées sans suite. La designer est revenue vers moi. J’ai saisi l’opportunité. Il ne faut jamais être fermé, sinon on rate des choses. Je ne peux évidemment pas faire des paris qui nous mettent trop en risque ; mais en même temps, la finance ne peut pas déterminer nos choix, sinon une logique de contrôle de gestion, et donc de déclin, prend le dessus. Les chiffres sont là pour nous aider à prendre les bonnes décisions, mais il faut aussi faire confiance à ses intuitions. C’est l’idée qui fait tout. C’est aussi pour cela que personne ne peut vraiment copier personne. Aujourd’hui, nous avons les questions d’une toute petite boîte, avec ses fragilités. C’est là où le marketing est intéressant. Il nous permet de construire solidement l’histoire que nous racontons aux créateurs pour qu’ils puissent nous proposer des produits qui nous correspondent. Et la ligne éditoriale infuse au fur et à mesure du processus, se renforce. Nous sommes plus sûrs dans nos choix. C’est un dialogue passionnant.
A.À.V. : Êtes-vous finalement un chaînon manquant dans le paysage de l’édition ?
A.d.P. : Entre l’autoproduction et l’industrie, nous le sommes peut-être pour les designers, parce que ce modèle leur offre un mode d’expression différent, peut-être plus privilégié. Mais je ne crois pas que cela soit le cas du point de vue de nos clients. Pour eux, tout est une question d’offre : parmi les objets, luminaires, mobiliers qu’ils sont susceptibles d’acheter, qu’est-ce que Petite friture peut leur apporter ? Quelle alternative sommes nous en mesure de leur proposer ? Nous visons quelqu’un qui peut se meubler chez Ikea pour l’équipement standard, mais qui va aussi avoir envie de mettre un peu de budget dans une pièce avec de la personnalité, pour laquelle il aura un coup de cœur. Une partie du catalogue est très abordable. Après, si nous ne sommes pas capables, par rapport à un Norman Copenhagen ou un Established and sons, d’apporter une réponse complémentaire avec des produits qui attirent, il ne faut pas continuer. Nos acheteurs nous donnent la réponse finale. Nous, nous essayons de faire selon nos convictions, les pièces qu’on aime.
A.À.V. : Pourquoi ce nom Petite friture ?
A.d.P. : Ça évoque pour moi un très grand dynamisme, un petit grésillement hyperactif, quelque chose de convivial, qui nous rassemble, comme un bon plat partagé en famille, entre amis, des souvenirs, mais sans nostalgie.