Cette année, le Pritzker Prize avait tout pour offrir un joli visage à l’architecture, tant le physique d’acteur de l’heureux élu le précède et tant son engagement en faveur des pauvres du Chili est porté aux nues. Le cœur de la notoriété d’Alejandro Aravena et de son agence Elemental porte sur la réalisation de maisons par étapes, comme mode de résorption de l’habitat insalubre, avec la construction d’une partie que les habitants ne peuvent pas faire eux-mêmes et des espaces attenants laissés vides, à investir au gré de l’évolution de leurs besoins et moyens. Si l’obtention de la plus haute distinction architecturale a été plutôt saluée sur le moment – une vraie Aravenamania –, l’image s’est un peu ternie à la suite d’articles discordants parus chez nos confrères1, même si en retour plusieurs voix se sont manifestées pour nuancer ces prises de position2. Que lui reproche-t-on ? En premier lieu, la structuration de son entreprise : Elemental partage son capital avec l’entreprise Copec et l’Université catholique du Chili, deux organisations privées qui sont aussi ses principaux commanditaires, dont la première, précisons-le, est un grand groupe pétrolier appartenant à un milliardaire et la deuxième, l’un des foyers de la pensée néo-libérale au Chili. Sa stratégie d’accès à la notoriété ensuite, avec sa participation au jury du Pritzker… pendant les sept années qui ont précédé sa conquête du titre, ainsi que son travail de « réseautage » efficace au niveau international comme local, ses anciens associés occupant des places influentes dans les institutions urbaines. Les détracteurs pointent également la rigidité de ses propositions spatiales, simples dans leurs formes et leur concept, et s’inquiètent de la réplication possible de ces demi-logements du fait de cette mise en lumière mondiale en temps de crise. Alejandro Aravena séduit les observateurs extérieurs malgré ces contradictions. Commissaire de la prochaine Biennale d’Architecture de Venise, il propose le thème « Reporting from the Front / Nouvelles du front » en enjoignant les architectes à se préoccuper de pauvreté et de ségrégation. Pour nous aider à faire le point, le géographe Rodrigo Cattaneo Pineda, spécialiste de la financiarisation du logement au Chili, nous donne quelques clés pour mieux comprendre les spécificités de la politique urbaine du pays et l’arrière-plan idéologique de ce désormais héros de l’architecture sociale sans complexes, et indéniablement polémique.
1. Signalons Jean-Philippe Hugron, « Alejandro Aravena, un Pritzker 2016 tiré à la courte paille ? », Le Courrier de l’Architecte, 13/01/16 ; Fredy Massad, « Alejandro Aravena, Premio Pritzker 2016 », La Viga en el ojo, 15/01/16 ; Olivier Namias, « Qui est vraiment Alejandro Aravena, lauréat 2016 du Pritzker Prize ? », darchitectures.com, 21/01/16 ; Fredy Massad, « Aravena, la autoconstrucción de una infamia », La Viga en el ojo, 04/02/16 ; Olivier Namias « Robin des Boîtes », Le Monde diplomatique, mars 2016.
2. Parmi lesquelles « #JesuisAravena », archihebdo, 21/01/2016, Catherine Sabbah, « Aravena, pourquoi tant de haine ?», La République de l’architecture, 21/01/16, Élisabeth Karolyi, « De l’importance du contexte », EcologiK n°49, février-mars 2016.
___
Architectures à vivre : Comment réagissez-vous aux vives critiques qui ont surgi après l’obtention du Prix Pritzker par Alejandro Aravena ?
Rodrigo Cattaneo Pineda : La violence de certains propos me surprend au regard des objectifs somme toute louables que l’architecte dit poursuivre, mais la polémique me laisse surtout une impression de déjà-vu. La cohabitation forcée et la construction informelle, sur des terrains le plus souvent occupés illégalement, sont des problèmes anciens dans les métropoles latino-américaines. Face à l’ampleur de la crise du logement des années 1970 et à l’insuffisance des programmes gouvernementaux, l’architecte britannique John F.C. Turner et la Banque Mondiale promouvaient déjà l’idée de s’appuyer sur les compétences des groupes organisés de sans-logis pour multiplier les projets de logements évolutifs, laissant une large marge à la « liberté de bâtir »1 des futurs occupants, et réduisant la participation des services d’État à un accompagnement technique. Et déjà à cette époque, des architectes comme le colombien Emilio Pradilla dénonçaient une manœuvre pour déresponsabiliser la puissance publique et pour transférer les frais des politiques sociales vers les familles les plus démunies.
A.à.v : L’architecte défend un principe de demi-maisons avec une moitié incluant ce que les habitants ne peuvent pas réaliser, à partir des aides de l’État, et une autre restant à bâtir par leurs soins. Pouvez-vous décrire l’invention qu’Elemental apporte à la réflexion sur le logement social ?
R.C.P. : Le projet de Quinta Monroy a suscité un intérêt immédiat car sa construction a coïncidé avec une discussion sur le bilan de la politique chilienne du logement. Grâce à des subventions généreuses et l’ouverture du marché de l’habitat social aux groupes privés du BTP, le Chili a été l’un des rares pays du continent à faire reculer le déficit de logements au cours de la décennie 1990. Mais la tragédie des sans-logis est devenue le drame des mal-logés. Les lotissements sociaux ont été construits à l’écart des villes pour réduire le coût d’acquisition des terrains, avec des matériaux de piètre qualité, des équipements urbains quasi-inexistants et des finitions médiocres. À cet égard, Quinta Monroy est apparue comme un contre-modèle par sa localisation plus centrale et un gros-œuvre de meilleure qualité, quitte à ajourner la construction de la deuxième moitié de l’habitation. Par sa forme verticale, elle s’écarte du format traditionnel de l’habitat social, celui d’une cabane excentrée, en bois ou en brique, d’une quarantaine de mètres carrés sur un terrain en comptant une centaine. Cette structure prévoit des extensions futures, aussi bien verticales qu’horizontales, et l’intérieur est composé de panneaux amovibles réutilisables. Le modèle se veut d’autant plus convaincant qu’il a été réalisé en respectant les contraintes budgétaires de l’habitat social.
A.à.v : Quelles sont les marges de manœuvre des architectes dans ce type d’opérations ?
R.C.P. : Des spécialistes, et en premier lieu les architectes, sont appelés à intervenir dès les premières étapes des programmes de logement social. Le gouvernement les invite à accompagner les groupes de sans-logis dans la recherche des terrains, la préparation des dossiers, l’élaboration aussi bien des plans-masse que des plans d’ingénierie, le suivi du chantier. L’intervention des architectes n’a pas de limites… sinon celles de l’argent. Les projets doivent se plier aux plafonds de financement du secteur public, sans aucune possibilité de rallonge, et avec une fraction minimale des fonds réservée pour la conception et pour ce travail d’accompagnement (900 dollars par famille). Dans ces conditions, l’intervention d’un cabinet d’architecture est exceptionnelle et ne s’explique pour Elemental que par la mobilisation de ressources tirées de fonds gagnés sur concours ou du soutien d’autres fondations.
A.à.v : Les critiques font mention du recours nécessaire à un financement privé pour finaliser le projet de Quinta Monroy – qui aurait scellé l’alliance entre l’agence et le groupe pétrolier Copec. Cela induit-il une révision de l’équation financière qu’elle préconise pour son modèle d’habitat2 ?
R.C.P. : Dans ses interventions publiques, Alejandro Aravena revient régulièrement sur le défi lié aux contraintes budgétaires serrées pour mettre en avant la solution originale apportée par Elemental. Il dénonce d’ailleurs l’idée de charité ou de « bonne œuvre » et explique faire la démonstration, dans le domaine social, d’une architecture de qualité, à bas prix, et ne fonctionnant pas à perte. Quinta Monroy aurait demandé une rallonge de 10 % par rapport aux fonds alloués initialement. C’est peu, très peu même, au regard des dépassements en cascade que certains grands chantiers de prestige peuvent connaître. Mais c’est déjà trop pour un programme immobilier qui veut prouver sa viabilité économique. Je ne connais pas toutes les raisons qui ont amené le mariage improbable entre une agence d’architecture et une entreprise surtout connue pour sa chaîne de stations-service, mais on peut remarquer que le modèle de fonctionnement originel était donc assez fragile. Copec, filiale d’une des plus gros holdings du Chili, a injecté des capitaux qui ont pérennisé les activités d’Elemental. L’appel au mécénat des entreprises n’est pas rare dans ce pays, mais il renforce les questions qu’on peut se poser sur la possibilité de reproduire cette expérience.
A.à.v : Que penser justement de la répétition par milliers de bandes de demi-maisons de la part d’Elemental – près de 2 500 exemplaires signalés dans le pays en dix ans ? L’ancrage local et central du modèle de Quinta Monroy ne peut-il pas être considéré comme dévoyé ?
R.C.P. : Je crois qu’il faut d’abord rappeler le fonctionnement de la politique chilienne du logement social. Ces lignes directrices ont été fixées par le régime militaire. Imprégné des idées monétaristes des « Chicago Boys », le gouvernement a commencé à accorder des « chèques logement » aux familles selon des critères sociaux et de mérite (l’épargne). En solvabilisant la demande, on espérait encourager l’investissement de capitaux privés pour la production de logements sociaux. On a supposé aussi, mais cette fois-ci à tort, que la concurrence pour capter ces « chèques » allait entraîner un mouvement vertueux d’amélioration de l’offre de logements. Dans un contexte d’augmentation des prix du foncier, les promoteurs « sociaux » ont cherché à maintenir leurs marges en réduisant le coût d’acquisition du sol. Ils se sont donc portés acquéreurs de terres agricoles en périphérie lointaine pour développer ces lotissements, les seuls à être à la portée des « chèques logement ».
L’habitat social relève souvent d’une architecture sans architectes. Les formes adoptées ne répondent pas à une réflexion sur les besoins futurs et les demandes des occupants, mais à des impératifs de coût. La recherche d’économies d’échelles a encouragé l’industrialisation de la filière du logement. Les pavillons se ressemblent car ils sont tous composés des mêmes composantes préfabriquées : portes, fenêtres, armatures porteuses en bois et toitures. Et chaque pavillon est reproduit en plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’exemplaires pour former un lotissement. Ces pratiques ont fait de la construction de logements sociaux une activité économique profitable, mais les conséquences sur la ville sont désastreuses.
Je pense que le mérite d’Elemental est plus géographique qu’architectural. Le format de la « maison à finir », en partie verticale, a permis d’augmenter le coefficient d’occupation du sol, et de justifier ainsi l’acquisition de terrains plus centraux. Les bénéfices de cette situation sont importants, ne serait-ce qu’en termes de réduction des dépenses en transports pour les ménages pauvres. L’agence bénéficie toutefois d’une confusion sur l’usage du terme « centre », qui demande quelques précisions. Le quartier de Quinta Monroy est situé à 3 kilomètres du centre historique d’Iquique, dans un quartier populaire de cette ville d’un peu plus de 200 000 habitants. Il se situe donc plutôt dans la banlieue proche. Mais dans le domaine du logement social, on oppose la « ville consolidée » déjà urbanisée et bien reliée aux infrastructures publiques, et donc centrale, aux lotissements dispersés en périphérie. La transformation de ce projet en « bonne pratique » promue un peu partout dans le monde invite deux remarques. La première porte sur la nature de la participation populaire en amont – un aspect souvent mentionné par Alejandro Aravena. On peut en effet s’étonner qu’elle aboutisse systématiquement à ce même format, semi-vertical, volontairement inachevé et relativement dense. Dans les vidéos disponibles sur les ateliers animés par l’agence, on voit les habitants manipuler des briques de lait, qu’ils ornent des couleurs rêvées de leurs futures maisons, pour construire une maquette du lotissement. On est ici dans une démarche de pédagogie ludique sur les caractéristiques du projet futur, mais quelle marge de décision pour ses bénéficiaires ? Nous sommes loin du prétendu « empowerment »3 des communautés. Une seconde remarque porte sur la reproductibilité de ce modèle. Entre 2004 et 2014, le gouvernement a subventionné l’achat de 550 000 logements pour les ménages qualifiés de « vulnérables » et 300 000 pour les classes moyennes. Les opérations d’Elemental sont en réalité peu nombreuses et se concentrent dans des villes moyennes provinciales. La dynamique de renchérissement du foncier continue et compromet l’accès à des localisations péricentrales comme celle de Quinta Monroy. Malgré les innovations d’Elemental, le coût des terrains est devenu bien trop élevé dans les grandes métropoles pour envisager le développement de son modèle urbain. Ses projets postérieurs occupent des terrains encore proches du centre, mais de moins en moins attractifs : en pente forte sur des flancs de colline à Valparaiso, sur une ancienne décharge à Renca, dans la capitale. Ils se révèlent plus denses et paraissent proposer moins d’opportunités d’extension pour leurs occupants.
A.à.v : Du point de vue des habitants, la construction de maisons en deux temps avec une partie en auto-construction permet-elle d’accroître la valeur de leur bien ?
R.C.P. : Il faut d’abord souligner que l’habitat populaire évolue aussi dans les programmes plus traditionnels. Les ménages pauvres essaient de compenser les carences des logements en construisant de nouvelles pièces ou en les adaptant à de nouveaux usages. Des petits commerces se développent ainsi de manière spontanée dans ces quartiers, à partir de pièces ou de garages donnant sur les rues passantes. La construction en étapes ne fait que prendre en compte ce phénomène en réduisant les risques encourus, notamment la capacité de la structure à porter la charge des agrandissements. Elle me paraît donc une réponse fidèle aux dynamiques réelles de l’habitat populaire.
Il est en revanche difficile de dire si cette démarche permet une meilleure création de valeur immobilière pour les familles. Certains programmes traditionnels périphériques sont devenus de véritables ghettos sinistrés, et n'ont plus de valeur marchande. D’autres espaces ont connu l’apparition d’un marché de location assez dynamique. Là encore, la qualité architecturale paraît être moins importante que l’accessibilité et la proximité. À mes yeux, le plus grand mérite d’Alejandro Aravena est d’éviter l’expulsion des ménages les plus pauvres vers la périphérie lointaine, en proposant une alternative relativement dense d’habitat social, mais sans la rigidité des immeubles collectifs.
A.à.v : L’architecte a tendance à esthétiser l’habitat informel et à le présenter avec un peu de légèreté. Comment recevez-vous son discours ?
R.C.P. : Alejandro Aravena tient un discours un peu lénifiant sur les quartiers populaires, destiné prioritairement aux décideurs, mais qui ne peut que plaire à tout le monde en mettant en avant le dynamisme et l’inventivité des plus pauvres. Les compétences et l’intelligence collective des sans-logis sont bien entendu une réalité, mais l’objectif est ici de les embrigader pour réduire les coûts des politiques sociales, ou pour reprendre les termes de l’architecte, « transformer une dépense en un investissement ». Pourtant, il n’est pas dit qu’une « demi-maison de classe moyenne » devienne à terme un logement « petit-bourgeois » à part entière. Dans son projet emblématique de Quinta Monroy, les extensions ont été faites en matériaux légers et de qualité médiocre. Le résultat final est bien plus satisfaisant que dans les lotissements informels, mais reste loin des standards de la classe moyenne. Je lui reprocherai surtout de contourner ce qui fait clivage, et notamment la question du foncier urbain, point d’achoppement du logement social aussi bien au Chili que dans le reste de l’Amérique Latine. Il est devenu quasi impossible de construire des logements accessibles aux ménages les plus défavorisés dans les espaces déjà urbanisés, y compris avec un modèle évolutif, en raison de l’accroissement des prix des sols. Cette dynamique est d’autant plus perverse qu’elle a été alimentée par l’augmentation des subventions à l’achat et donc par la réactivation de l’activité immobilière un peu partout dans la ville. Cette question me paraît incontournable, mais l’aborder suppose de sortir du cadre « market-friendly » du discours d’Alejandro Aravena.
Quant aux photographies, la présentation de l’habitat social est un peu esthétisante dans le sens où on privilégie les images initiales des projets, avant leur inauguration et non postérieures à l’occupation, ou alors très peu. C’est un parti-pris pour le moins étonnant pour un format d’habitat censé évoluer dans le temps. On garde alors l’impression de programmes immobiliers relativement aérés et aux volumes bien équilibrés. Une fois achevés, les logements forment en réalité une façade continue disgracieuse et bigarrée. Visuellement, les extensions au gré des opportunités économiques et de la disponibilité de matériaux bon marché leur donne une image proche de l’informel. Leur silhouette devient moins flatteuse, voire laide, mais elle est fidèle au projet initial d’Aravena : une architecture évolutive bon marché pour les plus pauvres, et pourtant l’architecte, qui fait sa réputation grâce au social et à l’évolutif, préfère les montrer sous un jour harmonieux.
A.à.v : Aravena se serait approprié, sans trop le dire, un type de conception habituel en Amérique latine. Quel est votre sentiment ?
R.C.P. : Son dispositif fait une synthèse habile de diverses expériences latino-américaines. La filiation avec le Projet de logement expérimental (PREVI) de Lima paraît une évidence, elle n’est pourtant jamais mentionnée dans ses conférences. Ce programme de 500 logements initié en 1969 formalise déjà le principe d’une construction par étapes du logement social, et vise aussi à créer les conditions pour une meilleure appropriation des lieux par les résidents, qui sont appelés à faire évoluer leur habitation. Ce projet a nourri la réflexion de toute l’Amérique Latine. Le concept d’Aravena est ainsi d’autant moins inédit qu’il a été financé par un programme étatique d’« habitat social dynamique sans endettement » lancé en 2002, et héritier d’un programme de « habitat progressif » de 1990. De même, la participation des bénéficiaires des politiques sociales à l’élaboration des projets d’architecture est un leitmotiv repris en cœur partout dans un continent épris de démocratie participative. La nature de cette participation est en revanche moins claire. De quelle manière les familles pauvres peuvent-elles infléchir des programmes immobiliers présentés souvent « clés en main », y compris par Elemental ? Dans un système financé par l’État et encadré par des ingénieurs et des architectes, les ménages populaires sont le plus souvent en position d’apprenants plutôt qu’en situation d’acteurs. On est loin de l’exemple du puissant mouvement des coopératives en Uruguay avec ses 200 000 unités construites.
A.à.v : Pourquoi une telle différence avec l’Uruguay ?
R.C.P. : J’évoque l’exemple uruguayen pour opposer deux manières de prendre en compte les demandeurs de logements, comme des clients potentiels au Chili, comme des maîtres d’ouvrage, voire d’œuvre, en Uruguay. Ce sont deux modèles antinomiques par leurs origines aussi. La matrice de la politique du logement au Chili est autoritaire et libérale. Les mouvements des coopératives se développent à partir des structures syndicales à la fin des années 1960 en Uruguay, avant de se massifier et de former un tiers secteur capable de concurrencer la promotion immobilière privée. Mais pour être juste, je dois ajouter que ce système a profité essentiellement aux travailleurs du secteur formel, car il faut attester de revenus réguliers pour adhérer aux coopératives, tandis que le système chilien a réussi à intégrer les populations les plus vulnérables.
A.à.v : Plusieurs reproches sont adressés à Aravena concernant ses réseaux et son accès à la commande, notamment la participation d’un grand groupe pétrolier au capital de l’agence. Pourriez-vous nous en dire plus ?
R.C.P. : Certaines holdings ont cherché à diversifier leurs activités en achetant ou en développant des sociétés de promotion immobilière. En revanche, le partenariat entre une agence d’architectes, une grande université et une holding industrielle implantée dans le négoce forestier et les énergies est un cas unique au Chili. Cette structuration économique est un des meilleurs atouts d’Alejandro Aravena. L’Université Catholique du Chili, plutôt libérale, est son client le plus fidèle, avec pas moins de cinq bâtiments signés de son nom, dont la rénovation de l’École d’Architecture. Elle accueille aussi des pôles dynamiques de recherche et de publication, qui se sont faits très tôt l’écho de ses travaux, d’autant plus qu’il y enseigne aussi. Le rôle de la holding détenue par le milliardaire Roberto Angelini est moins clair, mais la présence de la dixième fortune du pays dans son conseil d’administration donne à Elemental une solidité financière indéniable. Cette dernière est aussi bien une agence d’architecture qu’un groupe de réflexion. Ses fondateurs, intellectuels, parlent eux-mêmes de « do tank » pour qualifier cette structure. Le rapprochement entre le groupe Angelini et Elemental s’explique donc par une certaine proximité idéologique sur fond de développement du mécénat d’entreprises au Chili. Les grandes fortunes suivent le modèle nord-américain en réinvestissant une partie de leur richesse dans le domaine social ou scientifique. Le centre d’innovation de l’Université Catholique, un autre des projets-phares d’Alejandro Aravena, résulte par exemple d’un don du groupe Angelini. Il est vrai que la prise de participation de ce groupe dans une agence d’architecture est plus étonnante, mais l’investissement n’a pas manqué d’intérêt. Un placement somme toute modeste leur a permis d’obtenir un écho mondial.
A.à.v : Et quid de la poursuite de son ex-associé pour corruption ?
R.C.P. : Soucieux de souligner sa différence avec les gouvernements antérieurs de gauche, le président Sébastian Piñera avait voulu intégrer des spécialistes sans expérience politique antérieure dans les ministères « techniques ». Iacobelli, un des fondateurs d’Elemental, est devenu sous-secrétaire au Logement dans ce cadre. Des conflits d’intérêt l’ont obligé à démissionner car des membres de sa famille ont vendu des terrains pour la construction de logements sociaux et ont fait pression pour être payés rapidement. Aravena et l’agence Elemental n’ont jamais été mentionnés dans cette affaire, qui montre surtout que les « experts techniques » peuvent aussi faire preuve d’indélicatesse.
A.à.v : Elemental est également engagée dans la reconstruction de Constitucion après le séisme de 2010. L’exclusion des populations fragiles de la ville dans ce contexte post-catastrophique interroge sur la nature de la participation vantée par l’agence...
R.C.P. : Le Chili a été frappé en 2010 par un tremblement de terre magnitude 8.8, suivi d’un tsunami, provoquant plus de 500 morts et endommageant un demi-million de logements. Les procédures d’attribution des commandes publiques ont pu prendre des formes dérogatoires dans un contexte d’urgence, et ce d’autant plus que le gouvernement a encouragé les dons des entreprises. Le cas de Constitucion est particulier car elle est l’une des deux villes les plus durement touchées par la catastrophe, mais aussi le siège d’une des principales usines de production de cellulose du groupe Angelini, propriétaire de Copec. La relation entre cette dernière et la ville était assez ambivalente. L’usine était son premier employeur, mais les effluves de sa production empuantissaient régulièrement l’atmosphère. La question de sa relocalisation a été posée au moment des premières discussions, mais le débat a été clos dès lors que l’entreprise a fait comprendre qu’un déménagement se traduirait en réalité par une délocalisation bien plus au sud. La holding a ensuite donné des fonds conséquents pour la reconstruction, notamment pour des logements destinés à ses travailleurs, ouvrant la porte à Elemental qui lui est liée. L’agence d’architecture a développé le plan masse pour les quartiers les plus endommagés de la ville, a construit plusieurs bâtiments publics et le lotissement modèle de Villa Verde. La formule de la demi-maison a été reproduite, mais elle ne représente qu’une petite fraction du projet total. Elle sert de vitrine pour la reconstruction de cette ville, qui reproduit ailleurs les formes les plus tristement banales de l’habitat social, excentré et de mauvaise qualité.
A.à.v : Pour conclure, la demi-maison à la Aravena a-t-elle fait des émules localement ? Quel est le bilan de son action depuis dix ans ?
R.C.P. : De nombreux pays latino-américains peinent aujourd’hui à réactiver la construction sociale. Chez ceux qui connaissent un certain dynamisme dans le bâtiment, le modèle dominant reste de loin celui de la maison en série dans des lotissements de plus en plus imposants. Ils peuvent dépasser la dizaine de milliers au Mexique. C’est une des faiblesses du discours d’Alejandro Aravena : il essaie de montrer qu’on peut envisager une meilleure architecture dans des projets qui restent rentables, mais pour des promoteurs qui envisagent de dégager des bénéfices, la construction massive en série reste bien plus intéressante. Les demi-maisons ont plutôt une existence de fait. Le continent a globalement renoncé aux politiques de déguerpissement des quartiers informels, à l’exception notable de Rio de Janeiro dans le contexte des Jeux Olympiques à venir. Se mettent plutôt en place des programmes d’aides à la durcification et à l’amélioration de l’habitat informel. Les dispositifs évolutifs existaient donc d’ores et déjà au Chili. En revanche, Elemental a contribué à ouvrir un débat sur le bilan de la politique chilienne du logement et a déplacé le curseur des critères purement quantitatifs vers une prise en compte de la qualité des biens construits. Concrètement, la prise de conscience du problème des mal-logés a débouché à partir de 2006 sur la création de plusieurs mécanismes de financement, destinés cette fois-ci à l’entretien et à l’amélioration des logements déjà construits. En revanche, en se moulant sans discussion dans les cadres financiers imposés par la politique du logement, les projets d’Alejandro Aravena entérinent certains problèmes majeurs. Malgré la solution des demi-maisons, les fonds disponibles pour le projet ne suffisaient pas pour l’aménagement des cours intérieures ou pour le développement d’espaces verts. Les pauvres n’ont-ils pas droit à des jardins ? Bien entendu, l’agence a fait au mieux avec le budget attribué, mais le silence pudique jeté sur ce point fait l’impasse sur un débat nécessaire sur les moyens destinés à l’habitat social. On touche ici à l’arrière-fond idéologique de ce dispositif, à son néo-libéralisme à visage humain. L’objectif est de proposer un noyau minimal d’équipements au plus bas prix, en laissant à l’initiative individuelle l’achèvement du logement, dans une démarche de responsabilisation des plus démunis, et de dédouanement des autorités politiques, qui ont rempli leur moitié du contrat. Nous sommes donc face à une architecture très accommodante avec la puissance publique et le marché.
1. L’architecte britannique John F.C. Turner a étudié l’habitat spontané au Pérou dans les années 1960 : une expérience de terrain de laquelle il tire des ouvrages vantant les capacités des communautés habitantes à concevoir et gérer leur propre environnement bâti : Freedom to Build, Dweller Control of the Housing Process, en 1966, Housing by People : Towards autonomy in Building environments en 1972, traduit en français par Le Logement est votre affaire en 1979. Son œuvre exerce une influence majeure sur la Conférence de Vancouver sur l’habitat et les établissements humains, réunie à l’appel des Nations Unies en 1976 pour débattre sur les défis de l’urbanisation des villes des Suds.
2. Le montage de l’opération Quinta Monroy est présenté comme suit : chaque famille disposait d’une subvention de l’équivalent de 7 500 dollars pour le terrain, sa viabilisation et la construction de la moitié de la maison, l’autre partie étant réalisée en auto-construction. L’agence précise que le montant final s’élève à 8 300 dollars.
3. Empowerment: développement de la capacité d’agir.